ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




Le délire et l’entrée de Jésus dans le désert :

tentative d’approche psycho-philosophique du phénomène de possession



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication

Le délire et le désert
- Introduction
- Le champ sémantique
- Aperçu de la possession
- Psycho-philosophie
  . Introduction
  . Le mythe
  . L’action du dieu
- Délire et crise de Jésus
- L’entrée dans le désert
- Résumé

Des événements au texte



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Le mythe


   Les mythes sont des récits concernant des personnages censés exister et dont les exploits s’accomplissent dans des temps et des espaces cosmiques et totalisants. Révolté contre la condition misérable à laquelle Zeus a soumis les hommes, Prométhée donne à ceux-ci le feu, après l’avoir volé aux dieux. À cause de son amour démesuré, Zeus l’attache aux rochers, cependant qu’un aigle lui dévore le foie. C’est une action qui se situe au-delà de l’histoire et qui constitue une histoire en elle-même (voir la mise en parallèle théologique de Prométhée et de Jésus).
   Mais en le qualifiant de « récit », on limite la portée du mythe : s’il est vrai qu’il constitue la trame des poèmes épiques, des hymnes religieux et des tragédies, il est vrai aussi qu’il précède ces écrits, ayant été transmis par un discours oral et, à travers les rites, par un discours d’images qui constituent le mécanisme de l’inconscient. D’où l’énigme de l’origine des mythes. Pour le saisir, il faut remonter le cours d’une civilisation donnée et pénétrer ce fond de la conscience culturelle, qui n’est connaissable que par lui.

   Quoique les philosophes, depuis Platon surtout, aient cherché à définir le mythe, il faut avouer que son approche philosophique et critique est très récente : elle remonte à Vico(1). Avant celui-ci, on avait du mythe deux interprétations, l’une historique et l’autre allégorique. Selon la première, le personnage mythique n’est qu’une représentation d’une personne historique dont la mémoire se perd dans l’oubli : le mythe est un récit d’histoire archaïque. Selon la seconde, il est le symbole d’une vérité correspondant à un système logique de pensée.
   Dès le début de sa démarche, Vico attaque ces deux interprétations dominantes. Sa réfutation s’appuie sur deux mots, qui expriment aussi sa thèse fondamentale : « universel » et « fantastique ». Le personnage mythique n’est pas une personne historique, car il est un « universel », c’est-à-dire que, tout en étant un individu, il épuise en lui-même son essence, son concret exprimant toute son espèce : il n’y a pas d’autre Prométhée que Prométhée. Il est fantastique car il est un produit de l’imagination, qui précède l’activité raisonnante de l’esprit et relève d’une situation de non-connaissance(2).

   Cette explication, cependant, fait problème, pour la raison que, selon le même Vico, le mythe aurait un « sens historique », c’est-à-dire que l’universel fantastique n’est pas arbitraire mais vise à exprimer l’être par analogie avec la conscience de soi. En d’autres termes, le mythe est une « métaphore » fondamentale, avec laquelle le sujet donne sens et vie à l’objet inconnu en transposant sur cet objet sa propre conscience de vie, qu’il assume comme interprétant. Son sens historique relève de la référence à l’universel, au concret de la conscience de soi face à l’objet inconnu. J’extrais de la Science nouvelle ces lignes : « Si la métaphysique rationnelle établit que " homo intelligendo fit omnia ", la métaphysique poétique démontre que " homo non intelligendo fit omnia ". Peut-être cette seconde affirmation est-elle même plus fondée car si l’homme, par son intelligence, déploie ses facultés et parvient à comprendre, lorsqu’il est privé de cette intelligence il fait de lui-même ces choses et, en se transformant en elles, devient ces choses mêmes »(3).
   Pour comprendre ces paroles, il faut supposer qu’à l’état originel de sa conscience l’homme, tout en ayant conscience de soi-même et du monde, ne connaît ni son être ni celui du monde. Il se trouve dans une situation d’ignorance de l’être. Ne pouvant pas « connaître », par science ou par raison, il cherche à saisir l’être par rapport à la conscience de soi, c’est-à-dire à l’image de soi-même. Le monde devient alors un sujet ou une multitude de sujets, dont l’action décalque d’une façon originelle et exemplaire l’expérience du cosmos. La conscience de soi se projette elle-même en avant, constituant un homme ou des hommes originels dont l’action exprime la sublimation du désir. La projection fantastique aboutit donc à deux types de personnages, respectivement acteurs de deux types de mythes, les mythes des dieux et les mythes des héros.
   Un autre écrit de Vico précise cette pensée de façon plus simple : « Lorsque les hommes veulent avoir une idée des choses qu’ils ignorent, ils sont naturellement portés à les concevoir en se fondant sur la similitude qu’elles ont avec celles qu’ils connaissent d’avance. Si cela n’est pas possible, ils pourront l’estimer à partir de leur propre nature. Et puisque ce que nous connaissons le mieux de cette nature, ce sont ses propriétés, il s’ensuit que nous donnons mouvement, sens et raison à des choses qui n’ont ni sens ni esprit. C’est l’œuvre la plus lumineuse de la poésie. Enfin, si au départ nous ne sommes pas à même de connaître ces propriétés, il ne nous reste qu’à les penser comme des substances intelligentes, à la manière de notre propre substance. Ainsi découvre-t-on le principe des fables poétiques (mythes), qui ne sont que des substances cosmiques imaginées intelligentes et devenues signes des modifications de notre intelligence »(4).
   En quels temps a lieu cette activité poétique de l’imaginaire ? Vico la place aux origines de toute civilisation, lors de la genèse, de « l’enfance » des peuples. Il affirme, cependant, que cette activité fantastique de l’enfance des peuples se reproduit aussi dans l’enfance de chaque individu, de façon que l’activité imaginaire mythique est présentée comme une fonction originelle de l’esprit humain(5). Quoique Vico ne parle pas « d’inconscient », il est clair qu’il place cette activité à ce niveau, puisqu’elle est à la source de toute activité réfléchie de l’esprit.

   Vico précède ici le point de départ de la psychanalyse, surtout de celle de Jung, pour qui le personnage mythique est un « archétype » de l’inconscient collectif(6). En effet, étant un « universel concret », le personnage mythique agit dans la vie des hommes comme une norme transcendantale de sens et de vie. Le héros, par exemple, exprime non seulement les ancêtres d’une civilisation donnée, mais aussi la perspective de vie qui s’ouvre face à cette génération. Il est l’homme par lequel et dans lequel les hommes-individus vivent pour devenir des hommes. On peut affirmer que le héros exprime l’essence du vécu des hommes : chaque individu se retrouve en lui dans la mesure où il est lui-même, mais aliéné de son propre moi individuel. Vico n’emploie pas le mot « aliénation », mais ce mot est implicite dans l’affirmation que « par le mythe, le sujet fait de lui-même ces choses », c’est-à-dire qu’il se projette dans l’autre que soi (dieu, héros, etc.).

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(1) Giambattista Vico (1668-1744), philosophe italien, auteur entre autres de La scienza nuova, œuvre dans laquelle il donne une explication de l’origine de l’histoire à partir du mythe, et présente de celui-ci une interprétation historiciste (G. B. Vico, La scienza nuova, Ed. Laterza, 1978). Je cite cette œuvre dans sa traduction française : J.-B. Vico, La science nouvelle, trad. Doubine, Nagel, 1953.
Michelet fut le premier à donner de cette œuvre une traduction partielle : J.-B. Vico, Principes de la philosophie de l’histoire, Colin, Paris, 1963.
Voir la thèse de doctorat en philosophie d’Ennio Floris sur les œuvres de jeunesse de Vico.   Retour au texte

(2) « Il nous paraît donc évident que c’est en vertu des lois nécessaires de la nature humaine que le langage poétique précède l’apparition de la prose, nécessité qui explique également la formation des fables comme universaux fantastiques » J.-B. Vico, La science nouvelle, p. 460).   Retour au texte

(3) J.-B. Vico, op. cit. p. 405.   Retour au texte

(4) J.-B. Vico, op. cit. p. 254.   Retour au texte

(5) « La nature des enfants est telle que les idées et les noms qu’ils ont appliqué une première fois aux personnes et aux choses, leur servent ensuite naturellement pour désigner les personnes et les choses qui ont avec les premières quelque ressemblance ou rapport » (J.-B. Vico, op. cit. p.206).   Retour au texte

(6) C.-G. Jung, Psychologie de l’inconscient, George, Genève, 1952, chap. VII.   Retour au texte



1984




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u1231000 : 04/06/2018