ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Le  centurion


Matthieu 8: 5-13




1- Le récit de Matthieu



16- Le centurion :
       une information sur Jésus,
       flash de la foi en Jésus-Christ



La guérison par la foi du centurion




Lettere a Mons. Pietro Bembo, 1560





Introduction
Sommaire


Le récit de Matthieu

Le sens théologique

Le genre littéraire
- Récit historique ?
- Récit romanesque ?
- Récit d'interprétation

Du récit au document
- Première aporie
- Deuxième aporie
- Troisième aporie

Du document à la tradition populaire
- Les apories
- Le récit populaire
- Trois tableaux d'un même
  fait

La gnoséologie du récit
- La gnoséologie des
  Évangiles
- Jésus est le Christ
- Narrateurs de Jésus-
  Christ

Information sur Jésus, foi en Jésus-Christ
- La confession de foi du
  centurion
- Jésus loue cette foi
- Interdit sur le peuple juif
- La guérison par la foi


Les récits parallèles

Le texte de Luc
Le texte de Jean
Les trois textes et la foi au Christ


Regard à partir des principes de l'analyse référentielle


elon le texte d’accusation, Jésus n’a pas guéri le fils du centurion, alléguant que Dieu ne concède pas une grâce par l’action miraculeuse d’un thaumaturge, mais par la foi de celui qui la demande. Ce qui, pour les pharisiens, était une échappatoire de Jésus qui aurait ainsi avoué son impuissance. Il était donc un men­teur !
   Selon le texte de Matthieu, la guérison s’opère sans intervention directe de Jésus, qui n’a pas prononcé le mot fatidique souhaité par le centurion, et qui s’est borné à l’assurer de l’efficacité de sa foi. Le texte de Matthieu suppose donc qu’elle s’accomplit comme la conséquence de cette foi. Il s’oppose au texte d’accu­sation et se veut un témoignage de la véracité des pa­roles de Jésus. Mais en qui le centurion croit-il ? Non seulement en Dieu, mais en sa puissance manifestée par Jésus. Ce récit se présente ainsi comme un docu­ment sur la valeur et l’efficacité de la foi au Christ. Je me bornerai maintenant à en souligner l’importance.


Le texte implique que, désormais, la foi au Christ est devenue le moyen du salut, puisque Dieu a fait de lui l’unique médiateur entre lui et les hommes. Elle n’est pas une simple croyance en Jésus comme Christ, mais une communion avec lui par son Esprit. Le Christ agit donc sur les hommes au travers de la foi de ses croyants, sans avoir besoin de recourir à des actions miraculeuses, parce que toute grâce sera donnée par la foi.

   Cependant, si le texte de Matthieu, dans sa com­plexité, s’oppose à celui de l’accusation au niveau du sens, ce n’est pas tout à fait le cas pour l’intrigue. En effet, le texte affirme que le serviteur du centurion a été guéri, mais il le fait dans un contexte, précisément au moment où les amis du centurion, de retour à la maison, trouvent le serviteur en parfaite santé. Ainsi, au cours de la rencontre, Jésus n’a pas opéré de gué­rison par le mot créateur demandé par le centurion ni, non plus, par une action miraculeuse. Il est donc logi­que de penser que cette guérison a été opérée par la foi du centurion.
   Le texte confirmerait donc la raison de la guérison alléguée par Jésus et s’opposerait à l’accusation des pharisiens. Il demeure cependant que celle-ci, quoique erronée quant au défi lancé à Jésus par le centurion, est un document qui atteste que Jésus (le Jésus his­torique) n’avait rien fait pour guérir le serviteur. Le guérisseur était bien le Jésus-Christ de la foi.


Mais l’importance de ce texte relève de ce que la foi qui guérit est celle d’un païen, le centurion romain et, comme tel, étranger au culte et aux traditions de la religion juive, comme à l’attente du Christ. Il ne reconnaît Jésus qu’en analogie à sa relation de pouvoir avec l’armée. Or c’est cette foi que Jésus loue et à laquelle Dieu, selon le texte, répond par la guérison. On peut dire que, par la foi du centurion, Jésus est reconnu comme Christ, sans en porter le nom et sans en assumer les « figures bibliques ». Il est présenté sous l’image d’un chef militaire, un Christ devenu Romain !

   Dès lors apparaît l’étrangeté du récit. Non seule­ment un païen a reconnu la venue du Christ, mais il y est parvenu à partir de l’expérience de sa culture et de son existence qui a resitué l’image du Christ dans une atmosphère qui lui est étrangère.
   Cette anomalie laisse supposer que la tradition de l’attente du Christ était soumise à un détour. Selon cette attente, en effet, le Christ incarnait le Serviteur de Yahvé, c'est-à-dire le peuple juif qui subissait la mort et dont les enfants étaient condamnés afin d’être rachetés de leurs péchés, et que Dieu ressusciterait afin que, parmi les grandes nations du monde, puissent s’accomplir les promesses de Dieu faites à Abraham. Mais ce n’est pas au Christ que croit le centurion, mais à un guérisseur soumis au pouvoir de Dieu, sur le modèle d’un chef d’armée.
   Un détour s’est donc opéré concernant l’accomplis­sement des promesses qui aboutissaient au Christ. L’héritier de celles-ci ne serait plus le peuple juif, mais les païens qui ont cru. Le centurion préfigure ainsi les païens convertis au Christ, qui deviennent dès lors les héritiers des promesses de Dieu faites au peuple juif. Il est donc un personnage prophétique ! Et on comprend pourquoi Jésus lui a adressé la prophétie de la destruc­tion de Jérusalem et de la dispersion de son peuple. À la lumière de cette prophétie, le centurion devient l’image de l’ensemble des païens tenus à l’écart des promesses et qui accourent maintenant de l’Orient et de l’Occident pour en saisir l’héritage.

   Matthieu avait découvert cette prophétie de Jésus ainsi que sa réalisation au moment de l’événement qui avait coïncidé avec le temps de la rédaction de son Évangile : la guerre déclarée aux Juifs par Vespasien et terminée par la destruction du temple de Jérusalem et la dispersion du peuple juif. L’évangéliste reconnut dans l’intervention de l’armée romaine la venue de Jésus-Christ dans le monde pour en prendre posses­sion et pour punir les Juifs de leur infidélité. Cette interprétation lui avait aussi permis de comprendre que les propos tenus par Jésus sur leur exclusion à cause de leur incrédulité faisaient partie de la prophétie, et annonçaient son élévation par Dieu comme Christ et Seigneur.

   En véritable souverain, Jésus-Christ domine le monde, au moment même où Vespasien devient em­pereur. Auguste avait établi le culte de l’empereur en la personne de César, fondateur de l’empire monté au ciel comme un fils de dieu, mais la foi au Christ im­posait désormais de croire que César lui cédait la pla­ce, car il était médiateur du pouvoir politique, de même qu’il l’était du pardon des péchés. Dans cette perspective, on peut affirmer que le Christ est « Ro­main ».

   Cette affirmation nous permet de poursuivre dans l’histoire de la foi au Christ jusqu’au temps ultime du Moyen-Âge, grâce à l’apparition de faits nouveaux. Le pseudo document de la Donation de Constantin avait fait croire que cet empereur avait cédé le droit de la souveraineté de l’empire à l’évêque de Rome, en qui se concentraient les deux pouvoirs du Christ : le spiri­tuel et le temporel. Le pape devenait le « Christ sur terre », la source de tout pouvoir effectif dans le mon­de, le sacré et le politique. Historiquement, par lui le Christ devenait « Romain ».


À ce point de ma réflexion je me tourne vers Dante, le poète qui clôt le Moyen-Âge par une épopée qui a pour sujet le drame de l’humanité soumise à la foi au Christ : la Divine comédie. Je m’arrête aux visions qui précèdent son entrée dans le Paradis, au chant 32 du « Purgatoire ». Le poète voit l’arbre qui s’élève du paradis terrestre jusqu’au ciel desséché et dépourvu de feuillage, il s’agit de l’Église, corrompue et dissolue à cause du pouvoir temporel issu de la Donation de Constantin. Mais, dès que Béatrice s’assied au pied de l’arbre pour le protéger, ses feuilles repoussent. Lais­sons de côté les multiples scènes qui se succèdent autour de l’arbre pour prêter attention aux paroles que Béatrice adresse à son poète pour l’inviter à la suivre sur le chemin qui mène au paradis :

   « Tu resteras très peu de temps dans la forêt
   Et tu seras avec moi pour toujours, citoyen
   De cette Rome, dont le Christ est Romain.
 »

      « Su quella Roma onde Cristo é romano »

   L’Église est condamnée à mourir de sécheresse et de dépouillement, à la suite de la Donation de Cons­tantin sur laquelle le pape a fondé un pouvoir que le Christ ne lui avait pas donné, puisqu’il l’avait octroyé à l’empereur, pour la paix et le bien être des nations. C’est comme chef de ce double pouvoir que le Christ réside dans la Rome céleste, en sorte qu’il est Romain.

   Mes remarques à partir du récit du centurion sur le peuple juif confortent la conception de Dante. L’Ali­ghieri a défini sa théorie politique sur l’empereur (pour laquelle il a subi l’exil) dans son livre De regimine principum. Il est important de préciser que sa concep­tion du pouvoir de l’empire n’est pas en opposition aux visées de l’Évangile de Matthieu, et qu’elle a joué un grand rôle dans la sécularisation, sinon dans la laïcisation, de la société. Peut-être aussi peut-elle jouer encore un rôle dans la définition du pouvoir politique dans notre ère de mondialisation, mais ce problème dépasse notre recherche, et je n’y ai fait allusion qu’en complément culturel.
   Il reste que le sens du récit du centurion dépasse les limites d’un épisode de la vie de Jésus pour devenir le fondement de la foi au Christ, de la naissance du christianisme à son autonomie du judaïsme, de celle-ci à sa conquête de l’univers culturel gréco-romain, de cette conquête à la domination souveraine de la culture occidentale jusqu’à la fin du Moyen-Âge.




Le 17 juin 2003




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t461640 : 23/07/2017