Sommaire
Parole de Dieu et recherche historique
Méthode d’approche référentielle
Discours religieux et analyse référentielle
Croire et penser
Esquisse d’un portrait de Jésus
- Objectifs de l’ouvrage
- La méthode
- Quelques traits de Jésus
. Le bâtard
. La vocation prophétique
- La crise
- La vocation
- Dans le désert
. Introduction
. L’épreuve
. Jésus survit
. Le prophète accrédité
- L’époux et les amis
- Le message
. La décision politique
. La Pâque
. La mort
Les évangiles, tombeau de Jésus
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Jésus dans le désert : l’épreuve
Selon le témoignage de l’historien Josèphe, aucun homme ne pouvait échapper à la mort s’il était condamné à vivre pour un temps prolongé dans le désert. Le danger provenait non seulement du fait que le désert n’offrait pas les conditions nécessaires à l’existence, mais aussi de l’obligation morale que l’excommunication imposait aux membres de la communauté de ne pas aider le frère expulsé.
On peut croire qu’à l’égard de Jésus cette obligation était d’autant plus rigoureuse que son séjour dans le désert était une épreuve qui, pour être valable, imposait qu’il fut totalement abandonné à lui-même : il ne pouvait prouver qu’il était accrédité par Dieu que si personne ne venait à son aide. On retrouve cette exigence dans les synoptiques, selon lesquels les anges ne servent Jésus qu’après quarante jours de jeune total.
Puisque le texte parle de « désert », il faut croire qu’il ne s’agit pas de la plaine au sud du Jourdain, mais du haut plateau qui la domine et qui se nomme « désert de Juda ». À la différence de la plaine qui, quoiqu’aride, a une végétation sauvage, le haut plateau de Juda est désertique : la pluie y tombe de la mi-octobre à mars mais, du fait de la nature rocailleuse et calcaire du terrain, elle n’y favorise pas la végétation, excepté dans les gorges. S’il est vrai qu’y vivre n’est pas absolument impossible, il est vrai aussi que c’est un lieu de danger en toute saison et qu’on ne peut y rester que si on connaît la nature des lieux et si on a une constitution et une expérience permettant de s’y adapter : on n’y vit pas en transformant la terre, mais en se pliant à ses exigences.
Jésus avait-il connaissance du désert ? Contrairement à Jean, donc Luc affirme qu’il « demeura dans le désert jusqu’au jour où il se présenta devant Israël » (Lc 1:80), Jésus aurait vécu, selon le même évangéliste, à Nazareth. Il aurait été un homme des villes, alors que le baptiste était un homme du désert. Mais nous avons vu que les conditions de sa naissance avaient contraint Jésus à mener une vie errante, au moins avant de s’installer, à sa maturité, à Nazareth : nous avons trouvé motif de penser qu’il était né en Samarie (1) ; Matthieu et Celse affirment qu’il passa ses premières années en Égypte (2) ; ses fréquentes échappées dans des lieux déserts et sa fuite auprès de Jean nous induisent à penser qu’il a eu l’expérience du désert, et qu’il savait s’y adapter.
Sa vie montre d’ailleurs qu’il était un homme fort, endurant dans la souffrance, toujours capable d’affronter ou de contourner les obstacles, prêt aussi bien à se comporter en seigneur dans les banquets des riches qu’en fugitif traqué, capable de se contenter de ce que les lieux et les circonstances pouvaient lui offrir. Je pense qu’il put relever le défi que lui lancèrent ses adversaires parce qu’il était conscient de sa force.
Comme nous l’avons vu (3), l’anti-texte le présente comme un homme réduit par la folie à l’état d’animalité. Mais, son exaltation prophétique mise à part, nous voyons dans cet état un produit de son esprit d’adaptation : il se comporta en animal sauvage parce que c’était la seule façon de vivre dans le désert. Quelle nourriture le désert pouvait-il lui offrir ? La « malhoua » qu’il pouvait trouver auprès des ronces, les sauterelles qui, au dire de Dalmans, se trouvaient en petits essaims, surtout dans les temps de chaleur ; il pouvait trouver l’eau dans la profondeur des fossés, ou dans quelque source, ou en léchant la rosée. Il devait devenir sauvage pour s’affirmer et exister en homme. C’est à juste titre que Marc a vu en lui l’homme revenu à la condition de son origine, la glaise, mais il ne l’a perçu qu’en retirant de Jésus l’aspect d’homme sauvage et primitif, empêchant de voir la puissance de son instinct de vie.
Sans doute Jésus a-t-il pu trouver la force de supporter les dangers du désert dans la foi en sa vocation prophétique, mais son prophétisme fut, à son tour, cause d’une profonde souffrance morale qui traversa son esprit jusqu’à l’angoisse. Il devait, par sa survie dans le désert, répondre à l’interrogation de son existence : c’était un pari lancé contre Dieu, contre les hommes, et contre lui-même.
Il avait consenti à vivre comme un être sauvage et primitif, afin de revenir aux conditions originelles de sa nature, afin de naître à nouveau par l’acte créateur d’un Dieu tout-autre. Bâtard, il ne pouvait demander le droit d’existence qu’à un Dieu qui fut créateur au-dessus de la génération d’Abraham. Mais un tel Dieu existait-il vraiment, alors que, par la bouche des prophètes, il ne s’était révélé qu’aux fils d’Abraham ? Dieu pouvait-il aimer l’étranger, le bâtard, comme il avait aimé les fils légitimes ? Y avait-il un Dieu d’amour par-delà l’alliance, sa paternité historique ?
Nous avons vu (4) que Jésus avait trouvé une réponse positive dans le message d’Osée, mais il s’est soumis à l’épreuve du désert dans le but de faire accréditer par Dieu lui-même cette conviction de foi. Le doute demeurait donc subjacent à la certitude de sa foi : et s’il avait été victime d’une illusion ? Et si, au lieu de rester dans le respect de la foi, il avait osé « tenter » Dieu à l’instigation de Satan ?
Les évangiles parlent de cette tentation de Dieu, mais ils l’aliènent de Jésus pour l’attribuer à Satan : Jésus y apparaît comme un héros, au-delà du tragique d’existence, le doute lui vient du dehors. Mais si nous voulons donner une dimension réelle et humaine à ces récits, il faut avouer que Jésus a douté lui-même. D’ailleurs ce doute d’être aidé par Dieu au début de sa vocation prophétique rejoint celui de « l’abandon de Dieu » qu’il avait subi sur la croix.
Cette épreuve lui était nécessaire pour revendiquer devant les autres être lui aussi un fils de Dieu, lui aussi un homme prophète du Dieu-époux bafoué par l’épouse, du Dieu-père déshonoré par des enfants bâtards. Il aurait acquis le droit d’être fils de Dieu en accusant tous les fils de Dieu selon la loi d’être des bâtards. Mais ici aussi son esprit ne pouvait pas ne pas être traversé par le doute : recherchait-il l’honneur de Dieu, ou sa propre gloire ? Ce doute aussi se laisse entrevoir dans les récits des évangiles, mais est rejeté sur la personne du tentateur. Et cependant une des accusations que lui lanceront ses adversaires durant son existence fut de rechercher sa propre gloire et le pouvoir sur les hommes.
D’où son angoisse : être destiné à la mort, sans Dieu, sans frères, comme une bête égarée dans le désert. Mais ce même doute engendrait en lui un instinct de vie le poussant à confirmer sa foi dans la recherche d’un brin d’herbe ou d’une goutte d’eau dans une crevasse, d’une tanière, ou des essaims de sauterelles.
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(1) Voir 
(2) Voir 
(3) Voir 
(4) Voir 
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