ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris


Sur les bords du Jourdain

(Mc 1:1-13)




La genèse du discours de Jésus :

le resurgissement de la crise et la recherche prométhéenne de Dieu



Sommaire
Prologue

La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours

Genèse du discours
- Introduction
- La purification
- La crise
- Les références bibliques
- La vision d’Osée
- Le message d’Ézéchiel
- Le Dieu de Jésus
- La personnalité de Jésus
- Le discours
- Résumé

Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte



. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   Le doute sur le baptême, en dissipant la certitude d’une purification finale, ramenait Jésus à sa crise d’origine. Sa relation au père et à la mère, détachée de son point de fixation, le poussait à nouveau en quête de lui-même : il devait chercher à naître une nouvelle fois au monde par-delà sa naissance historique.
   Mais comment le pouvait-il sans être purifié de sa souillure de naissance ? Il se découvrit comme jadis, personne rejetée, maudit auquel il était refusé d’être un homme comme les autres. Par son retour en arrière, il n’avait plus pour mère que cette femme juive qui l’avait enfanté dans le péché et l’avait abandonné en l’exposant à la mort. Il ne pouvait plus espérer avoir pour mère le peuple, puisque celui-ci l’avait rejeté, ne le considérant pas comme un de ses enfants. Il était un étranger. Le fantasme de sa mère se projetait de façon tragique sur le spectre de son peuple(1) : l’attitude de celui-ci à son égard était plus terrible que celle de sa mère, car si celle-ci l’avait abandonné, c’est que le peuple lui défendait de garder son enfant. La mère l’avait exposé parce qu’elle avait enfanté un condamné à mort ; elle l’avait offert comme un « suppliant » de Dieu pour le sauver de la furie de sa race.

   Ce sont ces considérations qui poussèrent en Jésus l’instinct de vie à faire éruption de son inconscient pour exiger le droit à l’existence. Mais Jésus ne pouvait revendiquer ce droit sans renier sa mère et donc son peuple, projetant sur celui-ci le mépris, le rejet, la haine dont il était victime. La génération des fils d’Israël lui apparaissait comme une race de vipères, enfants nés du serpent des origines, d’où étaient venus le péché et la mort. En ayant été exclu, il ne pouvait en avoir hérité le péché, mais il lui fallait trouver une autre mère, qui soit venue de la génération des fils de Dieu, de la génération d’Adam(2).

   Jésus comprit qu’il ne pouvait trouver d’autre mère que celle que Dieu lui offrirait, mais cette conviction ne faisait que rendre plus complexe son problème : comment Yahvé pourrait-il lui choisir une mère hors de ce peuple auquel il s’était lié comme époux et comme père ? N’était-il pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Pouvait-il reconnaître un homme comme son enfant par-delà la génération d’Abraham ?
   C’était l’interrogation la plus troublante, puisqu’elle mettait Jésus en conflit avec son Dieu. Jésus ne pouvait espérer son salut de Dieu qu’en le reniant, en exigeant de lui qu’il fût autre que ce qu’il était. Il ne pouvait être à l’image de Dieu sans le contraindre à devenir lui aussi à sa propre image. Situation bouleversante, contradictoire, mais qui n’était pas unique, puisque nous la trouvons ailleurs, dans l’histoire de toutes les civilisations. La marche de l’homme vers la conquête de lui-même entraîne toujours celle de Dieu : dans sa vision mythique, l’homme ne peut changer d’image qu’en changeant celle de Dieu, les étapes de sa croissance sont en correspondance avec celles de l’évolution de Dieu(3).
   Dans la littérature biblique, je citerai la révélation de Moïse, dans l’Exode, ou le message bouleversant d’Osée, ou encore la vision eschatologique de Daniel, à la fin du prophétisme(4). Dans la littérature grecque, je retiendrai Les Perses et le Prométhée enchaîné d’Eschyle(5).
   Dieu doit se plier à la condition historique des hommes, s’il veut être encore Dieu. Dans l’Exode, Dieu vient à la rencontre d’un peuple esclave dont l’humiliation et la souffrance l’émeuvent ; il renonce au désert, aux montagnes, pour devenir le Dieu d’un peuple, d’une histoire, et avoir lui aussi sa propre histoire. Dans Les Perses, Zeus dépasse tout conditionnement racial et national, il n’est plus le Dieu des Perses ou des Grecs, mais le Dieu unique, le Dieu des hommes.

   Parmi ces récits et d’autres que je n’ai pas mentionnés, le Prométhée enchaîné tient une place de première importance (voir l’étude détaillée antérieure) : alors que les premiers se réfèrent à des événements « historiques », celui-ci transcrit un événement psychique, qui traverse la conscience aussi bien individuelle que collective, et qui détermine les faits de l’histoire. Prométhée est un personnage mythique qui représente l’homme dans l’élan de son instinct d’existence face à la nécessité de l’être et du non-être. C’est l’homme qui se fraye un chemin de liberté entre ces deux espaces, pour vivre comme sujet.
   À cet égard, le mythe de Prométhée constitue le complexe le plus profond du psychisme, celui auquel le conscient fait retour toutes les fois que la nécessité l’arrête dans sa marche d’existence. Il est le plus profond car il agit comme structure moins statique que dynamique : c’est le mythe de la dialectique de l’histoire. Pendant des siècles, un peuple peut vivre dans le cadre des possibilités synchroniques qu’une projection de Dieu lui offre, mais il arrive que la situation d’existence dépasse les limites de cette image, qui se trouve devenue archaïque. La conscience revient donc en arrière, comme puisant dans le mécanisme de ce mythe la possibilité d’opérer une nouvelle projection de conscience, sans renier les premières mais en les assumant et en les transfigurant. Dieu change de visage, dans la mesure où il doit offrir une nouvelle image d’homme, postulée par le désir. Il s’agit donc d’un événement qui se passe dans ce théâtre qu’est l’existence et dont l’acteur est l’homme lui-même. Comme l’acteur dans le théâtre grec, l’homme dans le théâtre de l’existence doit changer de masque, puisqu’il doit jouer un autre rôle.

   Ces considérations peuvent nous aider à comprendre l’importance de cette crise pour Jésus, non seulement par l’événement qu’elle a été, mais aussi par la perspective d’existence qu’elle lui a ouverte. L’échec subi lors de son engagement dans le baptême l’a contraint à un retour en arrière, au-delà des limites de sa propre culture. Il s’était aperçu qu’en demeurant dans celle-ci il était un homme mort, son interrogation d’existence devint une interpellation critique du Dieu de ses pères qui mettait en cause tout le judaïsme. Il s’agissait de dépasser le Dieu de Moïse, de la tradition juive, du culte juif, de la visée juive d’histoire. Il ne pouvait vivre encore qu’en changeant l’histoire, il ne pouvait être un homme qu’en offrant une autre image d’homme et donc un autre Dieu.
   C’est dans cette situation que Jésus est prométhéen : il s’élève au niveau de Moïse en devenant l’anti-Moïse(6). Il demande à Dieu d’être ému de la souffrance, de l’esclavage où l’appartenance à son peuple le plonge. Il demande à Dieu de cesser d’être le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob pour être son Dieu, le Dieu des bâtards, des hommes sans généalogie, sans père ni mère, sans héritage. Il demande à Dieu d’être plus grand que ce qu’il est, bref d’être vraiment le Dieu absolu, non conditionné par une race, par une histoire, pour devenir le Dieu de tous les hommes, de toute l’histoire, par-delà la génération charnelle, un Dieu susceptible d’assumer la haine qu’il porte au judaïsme(7) et qui, renversant son sentiment d’antan, puisse aimer Ésaü et haïr Jacob ; un Dieu qui devienne père de l’étranger, du rejeté, de l’homme impur, du maudit, de l’homme sans nom ; un Dieu qui maudisse les bénits pour bénir tous ceux qu’il avait maudits par sa loi.

   Mais cette lutte contre Dieu était moins raisonnée qu’instinctive, se projetant sur son esprit à partir du plus profond de sa conscience. D’où le doute : cette exigence des droits d’existence était-elle légitime, ou n’était-elle qu’une folie ? Le discours montre que Jésus fut très conscient de la portée de cette question, puisqu’il s’en remit aux Écritures pour obtenir une réponse.
   Quoique poussé de l’intérieur par sa révolte, il n’était pas Grec pour trouver la compréhension de sa crise dans l’évangile prométhéen proclamé par Eschyle ; étant juif, il se confia donc aux écrits de sa culture. Mais les Écritures pouvaient-elles lui offrir un évangile prométhéen ? Le Dieu de la Bible pourrait-il, comme le Dieu d’Eschyle, se convertir à l’homme ?

______________

(1) En insérant dans sa généalogie des mères-ancêtres pécheresses, Matthieu a-t-il voulu exprimer les fantasmes angoissants de Jésus ?   Retour au texte

(2) C’est cette haine qui se reflète comme instinct sublimé dans les paroles que Luc met dans sa bouche : « Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14:26). L’affirmation est moins forte dans Mt 19:29.   Retour au texte

(3) C’est que, en vivant sous l’empire du mythe, les hommes n’ont conscience d’eux-mêmes qu’en regardant l’image d’homme personnifiée par le dieu de leur croyance. L’histoire des hommes est traversée par une dialectique de démythologisation, qui les conduit à un renversement progressif de l’image projetée pour qu’elle revienne à eux. Au commencement de cette histoire, les hommes étaient à l’image de Dieu, à la fin c’est Dieu qui est à leur propre image.   Retour au texte

(4) J’ai souligné les expériences religieuses de Moïse, d’Osée et de Daniel parce que chacune d’elles implique une remise en cause de la représentation traditionnelle de Dieu.
Dans Ex 3:14, Dieu apparaît à Moïse comme un être sans visage et même sans nom, puisqu’il refuse d’en avoir. Ce refus traduit peut-être le fait que les dieux des différentes ethnies cèdent la place à un dieu unique, sans en privilégier aucun. L’équation Élohim = Yahvé sous-tend celle de tribus = peuple. Peut-être Yahvé était-il un dieu de la foudre et des montagnes, étranger aux ethnies juives ; il devient le Dieu des juifs, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Le message d’Osée vient d’une expérience religieuse qui marque le retour au Dieu des origines : du Dieu de la loi au Dieu de l’amour.
Quant à Daniel, ses visions oniriques expriment le tragique de la conscience juive face à l’échec de sa visée historique. On passe donc du Dieu de l’histoire au Dieu eschatologique.   Retour au texte

(5) L’Hellespont est aux Grecs ce que la mer Rouge est aux juifs. C’est la limite qui sépare, pour les seconds, les élus de Dieu des étrangers, pour les premiers les hommes libres des barbares. C’est aussi la mer où Dieu accomplit la libération de son peuple : la mer Rouge pour libérer les fils d’Abraham de la domination égyptienne, l’Hellespont pour libérer les Grecs des Perses. Par-delà cette démarcation, les exploits attribués à Yahvé et à Zeus attestent l’unicité de Dieu pour tous les hommes : les juifs et les Égyptiens, les Grecs et les Perses. Pour ces deux libérations, voir Ex 14 et Les Perses d’Eschyle.   Retour au texte

(6) La visée prométhéenne de Jésus prend une forme tragique dans les dernières paroles que, selon Marc, il aurait prononcé sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15:34 ; Mt 27:46) : dernière et tragique plainte contre le Dieu du judaïsme, qui ne reconnaît pas comme fils l’enfant bâtard ? Échec de sa recherche d’un autre Dieu, céleste et parfait (Mt 5:48), qui fait surgir le soleil sur le bon et sur le méchant et fait pleuvoir sur le juste et sur le pécheur ? Impossibilité de passer du Dieu de la loi au Dieu de la création ?   Retour au texte

(7) Cette haine contre le peuple est le pendant psychologique du jugement que Jésus prononce contre lui au nom de Dieu. Comme je viens de le souligner, Jésus s’est présenté comme prophète du jugement de Dieu (Mt 12:39;41). Parmi ses invectives contre les juifs, une surtout retient notre attention : « génération méchante et adultère » (Mt 12:39 ; 16:4 ; Mc 9:19 ; Lc 9:41 ; 11:29). Jésus se retourne contre la génération des fils d’Abraham en se situant hors d’elle. Il lui jette à la face le mot infamant par lequel les juifs avaient l’habitude de l’appeler : « fils d’adultère » (moicalios). Jésus pouvait d’autant plus retourner ce terme à ses accusateurs qu’ils avaient été dénoncés comme tels par les prophètes (Éz 16:32;38 ; 23:37 ; Os 2:2 ; 3:1 ; 4:2;13 : Jr 3:8 ; 5:7 ; 9:2 ; 23:14 ; Ml 3:5).   Retour au texte



1984




Retour à l'accueil La dispute entre Jésus et Jean-Baptiste Haut de page Les références bibliques de Jésus      écrire au webmestre

u0920000 : 03/06/2018