Genèse du discours du récit :
Le renversement de l’histoire
Il serait malhonnête d’accuser les
apôtres de faux témoignage, parce qu’ils ont affirmé avoir entendu l’annonce de la trahison de
Judas de la bouche même de
Jésus, alors qu’ils en avaient eu connaissance par la lecture du psaume après la mort de leur maître. Si mensonge il y a eu dans leur témoignage, il ne serait pas à imputer à une mauvaise intention de leur part, mais au principe même de leur foi, selon laquelle la connaissance du
Christ se fonde sur la parole des Écritures, et non sur la perception empirique des événements vécus par
Jésus. Ils ont été piégés par leur foi, qui avait la prétention d’écrire l’histoire.
Selon ce principe de leur foi
Jésus, étant le
Christ, n’était pas seulement l’homme que chacun pouvait connaître par expérience quotidienne de son existence : il était surtout le
fils de Dieu, dont la nature divine ne pouvait être appréhendée que par les Écritures. C’est aux Écritures, en effet, que
Dieu aurait confié la révélation de son
Fils.
C’est pourquoi, ayant cherché de son vivant à le connaître seulement par l’expérience vécue, ils n’avaient pas été capables de le reconnaître comme
Christ. Mais, après sa mort, ils furent aussi convaincus, selon le même principe de la foi, que
Jésus avait accompli de son vivant tout ce que les Écritures annonçaient du
Christ. Découvrant ainsi dans les mêmes Écritures que le
Christ avait annoncé qu’il serait trahi, les
apôtres crurent que
Jésus l’avait été, même s’ils n’avaient rien compris.
Ils se situaient devant les Écritures comme l’historien devant un témoignage, car
Dieu lui-même en était l’auteur. Leur découverte de
Jésus comme
Christ se fondait donc sur un témoignage authentique, dont la valeur se voulait à la fois historique et religieuse. Pourquoi devrait-on douter du témoignage de
Dieu, quand on se fie avec assurance à celui des hommes ?
Non, les
apôtres n’ont pas menti en se déclarant témoins de
Jésus-Christ, parce qu’ils étaient convaincus de se fonder sur des documents authentiques, attestés par
Dieu. Mais ils ne pouvaient pas s’apercevoir qu’ils tombaient dans le piège de leur foi. En effet, en histoire, on ne prête foi à un témoignage qu’après en avoir vérifié les fondements de crédibilité. Les
apôtres, quant à eux, étaient dans l’impossibilité d’établir une quelconque vérification du témoignage de
Dieu. Privés de l’appui d’autres témoignages, ils étaient enfermés dans le cercle de la foi, où
Dieu est le témoin des Écritures, et celles-ci de
Dieu. Ils furent convaincus par un
a priori épistémologique qui défie l’expérience.
La certitude de leur foi est extérieure à toute évidence et à toute connaissance : elle est d’ordre existentiel. Prétendre qu’une parole de foi est un témoignage d’histoire, c’est invertir la raison en même temps que la foi elle-même : on ne croit pas à l’existence d’une chose parce qu’on la voit, mais on la voit parce qu’on y croit.
Suivons le lecteur qui, convaincu que les évangiles rapportent la vie réelle de
Jésus, approche ces textes comme une page d’histoire. Il essaie de se représenter la réalité de la cène pascale. Il imagine
Jésus étendu sur son lit, entouré de ses
disciples. Cependant, à la lecture, il s’aperçoit que la cène ne se passe pas selon les conditions d’un fait réel, mais selon celles d’un drame hanté par des esprits.
Jésus annonce la trahison de l’un des
disciples. Mais la nouvelle de cette trahison vient de très loin, non d’une information, mais de la « parole de
Dieu » par la médiation d’un psaume. Notre lecteur cherche donc à lire ce psaume et trouve que son auteur (
David selon la tradition) se plaint d’être trahi par son disciple le plus cher, celui qui mangeait de son pain à la même table. Étrange ! Que vient faire cette trahison dans un tel contexte ?
Le lecteur comprend que
Jésus s’intéresse à ce texte, parce que ce n’est pas de
David qu’il est question, mais du
Christ de la foi qui, par surcroît, est identifié à
Jésus lui-même. Et il comprend que
Jésus s’approprie l’annonce de la trahison afin qu’elle s’accomplisse. Ainsi
Jésus se dédouble, possédé par le «
Christ des Écritures », et s’aliène de lui-même. En effet, fasciné par cette trahison, il l’annonce non pour l’éviter, ni pour que les
disciples réagissent, mais pour qu’elle s’accomplisse dans l’histoire à travers leur témoignage. Et ils sont si fascinés par le texte qu’ils ne savent qu’écouter sans rien comprendre !
L’annonce est suivie d’actions.
Jésus désigne
Judas comme le traître, mais personne n’en a conscience, car le signe est le symbole d’une amitié sacrée : le pain trempé dans la coupe de son sang.
Judas quitte les lieux sans rien comprendre, mais doublement aliéné, par l’annonce de la trahison et dans son rôle de
disciple.
En effet, à son insu,
Satan est entré en lui et le possède. Et tandis qu’il sort,
Jésus l’exhorte à accomplir prestement sa trahison. Mais qui
Jésus exhorte-t-il ?
Judas ou
Satan ? N’est-il pas responsable si
Satan s’est emparé de
Judas afin qu’il le trahisse ?
Le lecteur se croit victime d’une hallucination, et il relit le texte pour s’assurer que ses actants sont bien des personnes historiques, et non des personnages hantés par des esprits. Mais il ne parvient pas à comprendre, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive enfin que la fascination du récit vient de la foi, qui en a inverti le sens. Celle-ci est en effet une intuition qui s’appuie sur des phénomènes perçus non comme tels, mais comme signes dont le signifié est au-delà de l’expérience et de la raison.
Il se souvient alors des paroles prononcées par l’étranger aux
disciples d’
Emmaüs : le
Christ devait mourir ainsi, selon les Écritures. L’existence de
Jésus est l’accomplissement dans l’histoire du «
Christ des Écritures », de même que la trahison de
Judas est l’actualisation de la trahison annoncée par les Écritures. Le même « étranger » aurait pu dire aux
apôtres qui cherchaient une réponse aux soupçons de la trahison de
Judas : «
Ô hommes sans intelligence et lents à croire tout ce qu’ont dit les prophètes, ne fallait-il pas... » (
Lc 24:25-26) que
Judas trahisse son maître, pour qu’il meure pour les péchés du monde ?
Et moi, qui étais un de ces lecteurs en quête d’histoire, je fus pris d’une telle compassion à l’égard de
Judas, nouvel
Œdipe voué au meurtre par le destin, que j’ai jeté un regard sur la scène hallucinante du récit. Et je n’ai eu d’autre désir que d’analyser les textes pour libérer ce malheureux de son envoûtement, afin de le remettre sur le chemin, non celui d’
Emmaüs, mais celui de sa propre histoire.