ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Ennio Floris
Sur les bords du Jourdain
(
Mc 1:
1-13
)
La crise spirituelle de Jésus :
le complexe du bâtard
Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
De Nazareth
au Jourdain
La crise spirituelle
-
Introduction
-
Le conditionnement
-
Le code
généalogique
-
Le complexe
du bâtard
.
Ion
.
Jephté
.
Les deux
voies
-
La crise
de Jésus
-
Jésus
chez le Baptiste
-
La rupture
-
Résumé
La pratique
du baptême
Recherche
sur le discours
Le
corpus
du discours
Analyse
du discours
Genèse
du discours
Jésus,
le nouvel Élie
Procès
d’excommunication
Le délire
et le désert
Des événements
au texte
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Ion
Ion est un
héros, né
d’une vierge fécondée par
Apollon. Comme tous les
fils des
dieux,
il a été exposé par
sa mère non loin du temple du
dieu, après un accouchement clandestin. Recueilli par la
prophétesse,
il vit avec
elle dans l’enceinte sacrée, chargé de l’accueil des pèlerins.
Fils
d’Apollon,
il ne vit que comme serviteur de
son père
(1)
.
L’action tragique découle du conflit existant dans la conscience
du héros, car il est
fils de
dieu, mais
il ne se connaît lui-même et n’est reconnu par la société que comme bâtard. L’action du drame doit
le conduire à prendre pleinement conscience
qu’il est
fils de
dieu, et pour ce faire il est nécessaire que le complexe qui sous-tend sa conscience d’enfant bâtard soit résolu
(2)
.
Il est en effet un individu auquel on ne reconnaît le droit d’être d’une personne morale que dans certaines limites et en marge du droit : tandis que les autres sont des personnes dans le cadre de la « justice »,
il ne l’est que par pitié.
Ion est un enfant que la cité n’accepte pas parce
qu’il a été mis au monde par un père et une mère, selon le droit, mais parce
qu’il a été accueilli en hommage au
dieu sauveur.
Cette limite conditionne aussi son existence : l’espace où il
lui est permis de vivre n’est pas, à proprement parler, la cité mais le temple, de même que les tâches
qu’il peut accomplir ne sont pas de pouvoir mais de service des hommes, en relation avec les actes de culte et de divination. Étant en effet sans père (
apator
) et sans mère (
ametor
),
il est un homme sans contexte généalogique, sans famille et sans héritage
(3)
.
Il est plutôt un homme de
dieu qu’un citoyen.
Malgré sa complexité, cette situation pouvait se résoudre au niveau du droit par l’adoption. Il suffisait de trouver un homme qui ne se serait pas contenté de recueillir l’enfant abandonné, mais l’aurait adopté ; l’enfant cessait alors d’être bâtard pour devenir libre à tous les niveaux juridiques et civils. Il recevait ainsi le nom du père adoptif, et avec le nom le caractère de personne civile et l’insertion dans une généalogie.
Mais la condition
d’Ion n’est pas seulement juridique et civique. Elle affecte aussi son moi et sa conscience sociale, conditionnée par les mythes et les complexes de l’inconscient. Si le drame était resté à ce premier niveau, son action n’aurait donné qu’une comédie. Or le drame
d’Euripide n’intervient à ce niveau que pour pénétrer profondément dans le deuxième, c’est ici qu’il devient tragédie.
À ce niveau, la situation d’existence est constituée fondamentalement par le refoulement du désir du père et de la mère et par la castration
d’Éros. Bien que l’enfant ait un père et une mère, le premier ne l’a pas « reconnu », puisqu’il ne lui a pas donné son nom, la seconde l’a abandonné, l’exposant et le vouant à la mort. Psychologiquement, même dans le cas où l’enfant a été adopté, il reste dans son être profond un bâtard.
Euripide développe l’action tragique à partir de l’adoption de
l’enfant pour faire émerger au niveau conscient le complexe sous-jacent dans l’inconscient. Autrement dit, l’adoption entraîne un conflit au niveau du désir refoulé du père et de la mère, et seule la résolution de ce conflit permettra à
l’enfant de se reconnaître comme
fils de
dieu.
L’oracle
d’Apollon ordonne donc à
Xouthos de prendre
le jeune serviteur du temple comme son propre fils, sans cependant lui révéler son origine divine.
Créuse, maintenant femme de
Xouthos, ignore
qu’Ion est le fruit de son union avec
Apollon. Au premier niveau du sens, il paraît s’agir d’une adoption spéciale, dans la mesure où c’est
le dieu père de
l’enfant qui transmet à
Xouthos son autorité paternelle. Mais au deuxième niveau, ce transfert montre le fondement religieux de l’adoption. Le bâtard doit être adopté parce que sa condition d’enfant sans père le situe comme suppliant de la paternité divine.
L’action tragique se déclenche à partir de l’adoption
d’Ion par
Xouthos, car en devenant juridiquement son fils,
Ion est déclaré aussi son unique héritier. Dès lors
Créuse perd tout droit à l’héritage de son mari, ce qui lui revenait de droit en tant que femme d’un homme sans héritier lui est ravi par un enfant qui, par sa naissance, est étranger au couple. Le désir de l’enfant
qu’elle a abandonné surgit alors dans son cœur : bien
qu’elle le croit mort, ce enfant revit par son désir de mère. Le droit acquis par
Ion du fait de son adoption apparaît donc comme un vol et un viol à
Créuse, qui veut à tout prix sauvegarder le droit de son enfant, droit qui est l’unique fondement pour le croire encore vivant.
C’est dans cette tension
qu’elle décide d’empoisonner
Ion, mais sa tentative échoue et
elle est poursuivie par
Ion, qui exige sa mort. Par le fait, ignoré de tous,
qu’Ion est le fils naturel de
Créuse, on aboutit à une situation où la mère a cherché à tuer son fils et où le fils veut tuer sa mère. Mais ce double meurtre est rédempteur, par l’accomplissement d’une justice qui restait jusqu’alors ineffective. En cherchant à tuer
Créuse,
Ion fait justice de la femme criminelle qui l’avait exposé, afin de retrouver sa vraie mère. En portant atteinte à la vie
d’Ion,
Créuse veut faire justice du vengeur de son meurtre à elle, afin de récupérer son fils. Mère et fils ne peuvent se rencontrer qu’en passant par la mort.
______________
(1) «
Et je
(
Créuse)
fis ce que voulait mon frère
Loxias : j’enlevai la corbeille tressée, je l’apportai, la déposai sur les degrés du temple que voici. Puis, en faisant tourner son couvercle, j’ouvris la corbeille d’osier afin qu’on pût y apercevoir l’enfant…
La prophétesse entrait justement dans le temple. Son regard s’arrêta sur l’enfant nouveau-né. S’étonnant qu’une fille de
Delphes eût osé jeter dans le palais
du dieu le fruit d’amours secrètes,
elle allait le bannir de l’enceinte. Mais la pitié vainquit ce mouvement cruel, et
le dieu secourut
son fils que l’on voulait chasser de sa demeure.
Elle
le prit enfin, l’éleva, sans savoir que
Phoïbos était son père, ni quelle mère l’avait conçu
» (
Euripide,
Ion
, 35-45).
(2)
Ion s’exclame : «
Or c’est là que je tombe, affligé d’une double disgrâce, étant fils d’un intrus et moi-même bâtard
» (
nothagenes
) (
Euripide,
Ion
, 594).
(3) La condition
d’Ion est bien décrite par le vieillard qui conseille à
Créuse de
le tuer : «
Mais, de tous ces ennuis, le plus cruel pour toi sera de voir entrer dans la maison en maître, sans nom, sans mère enfin, le fils de quelque esclave
» (
Euripide,
Ion
, 835). Citons aussi les paroles
d’Ion : «
Car, sans père ni mère, moi je sers et vénère les autels nourriciers de
Phoïbos
» (
Euripide,
Ion
, 109).
1984
u0431000 : 03/03/2018