ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 7 - Sur le pont du bateau :

Pauvres pour les pauvres



La logique ou l’art de penser, de Nicolle et Arnauld, 1664 





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau
- L’alliance
- Pauvres pour les pauvres
- La mort du Baptiste

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


e matin, j’ai croisé Judas dans la rue. Toujours le mê­me : courtois et réservé, la bourse de cuir à la main, portant un manteau d’un gris échappant à toute appréciation.
- Ma sœur, la situation financière de la maison est des plus critiques : les riches qui avaient l’habitude de faire l’aumône ont disparu, comme par enchante­ment ! Tu as beaucoup donné, mais ta sœur refuse de cotiser davantage.
- Qu’y puis-je ? J’ai apporté toute ma dot, comment faire plus ? Où crois-tu que je trouve l’argent ? Mais j’en parlerai à ma sœur. Il a alors poursuivi son che­min.

   Quand Martha m’a aperçue, elle s’est jetée à mon cou et m’a embrassée :
- Est-ce ma sœur que je vois ? Si je t’avais rencon­trée dans la rue, je ne t’aurais pas reconnue tellement tu as changé !
- Écoute, le temps des remarques désobligeantes est passé : je suis venue te mettre au courant de notre situation financière.
- Cela ne me regarde pas ! Ces affaires ne concer­nent-elles pas ton époux et Judas, son adminis­tra­teur ?
- Ne te fâche pas, Martha, sois gentille avec moi. Et je lui ai raconté l’entretien que je venais d’avoir. Mar­tha est alors entrée dans une violente colère.
Judas demande encore de l’argent ? Je lui ai pour­tant donné tout ce qui t’appartenait, jusqu’aux der­niers deniers de la dot. M’obligera-t-il à liquider la mienne ? Ah non, Maria ! L’amour que j’ai pour toi m’interdit de me mettre sur la paille : comment fe­rais-je alors pour te nourrir ? Un pauvre ne peut rien pour un pauvre, et un aveugle ne peut pas conduire un autre aveugle. Quant à Judas, ton frère comme tu dis, je ne peux plus le voir, même en image ! Qu’il déguerpisse, avec son sourire de Sphinx et sa bourse toujours plate, alors qu’il sait l’ouvrir largement pour recevoir de l’argent ! Ton Jésus est-il sûr qu’il amas­se tous ces biens pour la communauté et pour les pau­vres ? Est-ce que dans sa para... sa...
- « Parabole », veux-tu dire, ma chérie ?
- Oui ! Dans sa parabole, parvient-il à suivre toutes les allées et venues de ce sinistre spéculateur ? Pour­quoi son porte-monnaie se referme-t-il toujours sans jamais s’ouvrir ? Non, Maria, si je t’ai laissée t’en­laidir, je ne tolèrerai jamais que tu sois jetée sur le pavé. Tu es pour moi un trésor bien plus précieux que tous les pauvres de la ville, et je dois conserver mon bien pour entretenir des pauvres comme toi et ton prophète !

   J’étais atterrée. Cependant, après ces rudes paro­les, Martha a été merveilleuse, m’offrant à manger, rajustant ma coiffure et me parlant de mille choses aussi futiles que rafraîchissantes. Je me suis cepen­dant aperçue qu’elle en avait profité pour fouiller dans mon sac.


Malgré ce bref apaisement, j’étais très troublée en rentrant chez moi : suivant le conseil de Jésus j’avais tout donné aux pauvres, mais étais-je une véritable pau­vre si je pouvais me reposer sur l’assistance du riche ? Et Martha était-elle riche, elle qui s’était sé­pa­rée de la moitié de ses biens ? Si les riches, pour apaiser la faim des pauvres, tombent à leur tour dans l’indigence, ne deviendrons-nous pas tous des pau­vres livrés à la mendicité ? Comment Dieu, lors de sa venue, résoudra-t-il cette question ?

   Tandis que ces réflexions agitaient mon esprit, j’étais arrivée à la maison. En prenant dans mon sac le flacon de lavande qui me sert à rafraîchir mon vi­sa­ge, j’ai trouvé un sachet que je ne connaissais pas et l’ai ouvert : il était rempli de pièces d’or ! « Oh, Martha ! Jésus n’a sans doute pas rencontré de dis­ciple plus fidèle que toi, même si tu n’as pas juré de le suivre ! »

   Je me suis rendue en hâte chez Jésus pour lui re­mettre cet argent. Il m’a embrassée, mais son sourire ne parvenait pas à éclaircir son regard assombri par le doute.


Le soir, nous avons tenu un conseil de maison. Ju­das a pris la parole le premier : « Maître et frères, je regrette de vous dire que la caisse est vide et que les provisions sont épuisées. J’avais espéré convaincre des riches de donner un peu de leur superflu pour les pauvres, mais ils sont toujours absents. L’un est en voyage, l’autre, m’a fait répondre que les temps sont durs, même pour les riches... Maître, pardonne ma franchise, mais tes attaques contre les pharisiens et les hommes du pouvoir ont contraint les péagers et les étrangers à s’éloigner de nous. Les riches, mêmes ennemis, restent solidaires : ils ne vivent que de l’échange de leurs biens. Tout cela était prévisible pour qui connaît les rouages de la société. »

   Ces paroles semèrent la panique parmi les disci­ples :
- Mais alors, comment allons-nous faire pour manger et pour venir en aide aux pauvres ?
- Quand le Seigneur viendra-t-il instaurer son Ro­yaume ?
- Maître, nous avons tout abandonné pour le Royau­me : notre entreprise, notre famille, nos filets. Que nous restera-t-il ? a demandé Pierre.
- Nous avons tout abandonné dans l’espoir de rece­voir le double, voilà que nous nous retrouvons sans rien ! a poursuivi Thomas.

   Le découragement les avait gagnés, Jésus se taisait. Son visage exprimait une aversion telle qu’il les aurait tous laissés là, s’il n’avait été convaincu de sa voca­tion prophétique. Judas a repris : « Si le Maître per­met que je donne un avis, je dirai qu’il faut changer de cap. Je propose que chacun reprenne son ancien métier et que tous nos gains soient mis en commun. Je placerai l’argent, après en avoir retenu ce qui est nécessaire à notre subsistance et au se­cours des pau­vres. N’as-tu pas déclaré toi-même, Maître, que les talents ne doivent pas dormir en terre mais porter des fruits ? Je sais que je ne dis rien de bien original : une famille, une communauté, une en­treprise, ne peuvent survivre qu’en manifestant la prudence que tu as at­tri­buée au serpent. La réalité quotidienne nous pous­se à ressembler à des serpents, non à des colombes ingénues... En attendant bien sûr le Royaume de Dieu, où les colombes et les serpents n’auront plus de raison d’être. »


Avec un regard sévère pour Judas, Jésus s’est dé­ci­dé à répondre : « Certes, ce qui nous arrive était pré­vi­si­ble, si on n’a d’autre but dans la vie que le profit. Mais, dans son dessein, Dieu prépare une stratégie différente, qui a pour projet l’édification de l’homme. La parabole dessinée par Dieu dans nos actions hu­mai­nes trouve un sens au-delà de nos réussites ou de nos échecs. Nous ne comprenons pas encore tout au­jourd’hui, mais la parabole reste ouverte sur notre avenir et nous aurons à déchiffrer jour après jour le sens de notre existence. Judas, la voie que tu pro­po­ses est celle qui invite l’homme à s’enrichir : celle du serpent. Quant à moi, je découvre plutôt dans cette parabole le destin de la colombe, qui est celui du pauvre. En proposant l’image du serpent, j’ai voulu l’opposer à celle de la colombe et non à celle du pi­geon, comme vous semblez le croire ! La colombe ne se laisse pas retenir au nid mais, porteuse d’un mes­sage, elle parvient dans son vol à déjouer toutes les embûches, alors que le pigeon se contente de picorer dans la cour de son maître pour ne pas mourir de faim. Frères, ne ressemblez pas à ces pigeons sans audace qui se disputent ensuite leur petite place sur le perchoir. Devenez plutôt des colombes prenant leur essor pour porter la bonne nouvelle, se désaltérant aux sources rencontrées dans leurs pérégrinations. Dis­per­sez-vous dans le pays : S’il vous est impossible de nourrir les pauvres, vivez comme eux. Allez à pieds, deux par deux, sans bâton ni besace, frappant de porte en porte pour annoncer la paix et proclamer la bonne nouvelle. Si l’on vous reçoit, entrez dans la maison et mangez ce qu’on vous offre. Si on ne vous reçoit pas, que la paix demeure en vous. »

   Ensuite, Jésus a confié à Judas l’or de ma sœur, en lui disant : « Cet argent suffira largement pour nous et les pauvres pendant ce temps ». Et il nous a quit­tés.


Lorsque Judas a ouvert sa bourse, j’ai remarqué de­dans une tablette écrite. Je ne pouvais pas m’y trom­per, c’était l’une des pages de mon journal ! « Judas, lui ai-je dit, toi aussi, tu rédiges des mémoires ? » Confus, il a bredouillé « Oh non ! Je ne me souviens plus où je l’ai trouvée... »

   J’ai repris ma tablette et l’ai quitté brusquement en lui lançant : « As-tu l’intention de monnayer mon journal comme le reste ? »




Roman achevé en 2002




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t320729 : 28/05/2020