Analyse du sens référentiel du récit :
L’interprétation des Écritures et la connaissance de la trahison de Judas
Bien que l’annonce par
Jésus de la trahison de
Judas n’ait pas eu lieu, il reste que le récit (et on peut penser le témoignage des
apôtres lui aussi) est effectivement conditionné par la signification messianique du psaume. Sans doute, l’interprétation a-t-elle été faite, mais pas lors de la cène, alors quand et par qui ?
J’ai rapporté précédemment les paroles que, selon
Jean,
Jésus aurait dites à ses
disciples, après avoir interprété le psaume : «
Je vous le dis avant que la chose arrive, afin que lorsqu’elle arrivera, vous croyez que je suis » (
Jn 14:29), à savoir le
Christ, qui parle dans le psaume.
Si l’on accorde à ces paroles une valeur historique, on peut croire que
Jésus a vraiment interprété ce psaume lors de la cène, non seulement pour que les
disciples apprennent à l’avance la trahison de
Judas, mais pour qu’ils croient qu’il est le
Christ des Écritures. Malheureusement, les
disciples sont restés jusqu’à la mort de
Jésus incrédules à ce sujet, et perplexes quant à la trahison de
Judas.
On peut objecter, toujours concernant le témoignage des évangiles, que les
disciples n’auraient pas compris les paroles de
Jésus ou que, les comprenant, ils les auraient oubliées. Doit-on, dès lors, donner raison à
Celse qui ironise sur les
disciples des
Jésus, «
dix ou onze hommes décriés, publicains et mariniers fort misérables… mendiants la subsistance d’une manière honteuse et sordide » (Origène,
Contre Celse, l, 62). Non ! Les paroles sont si claires qu’ils les auraient comprises si
Jésus les avait dites, et ils n’auraient pas cherché dans les Écritures des arguments pour le reconnaître comme le
Christ, s’ils avaient cru. Ils n’auraient pas pu oublier un événement qui, lorsqu’ils crurent en lui, les liera jusqu’à la mort.
Il convient donc d’inverser l’information : ce n’est pas
Jésus qui, par l’Écriture, a révélé son messianisme et la trahison de
Judas, mais les
disciples. Quant à
Jésus, à supposer qu’il ait eu conscience d’être le
Christ, il n’aurait pas eu besoin de trouver des arguments dans les Écritures pour le prouver, ni de se complaire en se regardant en elles comme dans un miroir !
Que les
disciples, après sa mort, aient cherché à découvrir la personnalité de
Jésus de son vivant par le recours aux Écritures est une évidence dans les évangiles, surtout dans l’épisode des « disciples d’
Emmaüs », rapporté par
Luc.
Les deux personnages représentent, dans le récit, les
apôtres ainsi que les autres
disciples de
Jésus. Troublés par la mort de leur maître et s’interrogeant sur sa personne, ils avaient trouvé une raison de croire par des signes tels que le tombeau vide qu’il était le
Christ.
L’étranger qu’ils rencontrent sur le chemin d’
Emmaüs est la représentation du Ressuscité, qui leur reproche leur manque d’intelligence dans la foi au
Christ. Ils avaient oublié ou ignoré qu’on ne pouvait connaître le
Christ que par les Écritures, qui «
parlent de lui, en commençant par Moïse jusqu’aux prophètes » (
Lc 24:27).
Mais les
apôtres ne connaissaient-ils pas
Jésus ? Sans doute avaient-ils eu l’expérience de la vie en commun. Cependant, lorsqu’ils crurent qu’il était le
Christ, ils eurent le sentiment de n’avoir rien compris de sa personne, sachant d’ailleurs qu’il était demeuré dans l’incognito de son apparence d’homme. L’expérience qu’ils avaient vécue avec lui cachait plutôt qu’elle la manifestait sa véritable nature de
fils de Dieu. Ils se tournèrent donc vers les Écritures qui, à travers leurs personnages, les
prophètes et l’histoire du
peuple, leur révélaient en « effigie » la personnalité de
Christ. S’il était le
Christ,
Jésus « devait être » à l’image du
Christ des Écritures.
C’est ainsi que, s’interrogeant sur
Judas, désireux de savoir s’il était ou non le traître, ils reçurent la réponse dans le psaume. Oui !
Judas était bien le traître, établi par
Dieu dès le commencement, parce que le
fils de l’homme devait être trahi par l’un des siens, l’Écriture le déclare. Et puisque celui qui parle dans l’Écriture est le
Christ, c’est donc lui,
Jésus, le
Christ, qui leur a annoncé que
Judas le trahirait.
Le passage de l’annonce du «
Christ des Écritures » à l’annonce de «
Jésus-Christ », était implicite dans le processus d’interprétation. Puisque
Jésus devait être à l’image du
Christ des Écritures, il était indéniable que
Jésus avait accompli, de son vivant, tout ce dont les Écritures mandataient le
Christ (
Lc 24:26). D’où leur tentative de rechercher dans l’expérience de
Jésus des paroles, des gestes et des actions qui, par analogie, pouvaient être considérées comme des signes du «
Christ des Écritures ».
C’était suffisant pour que les
rédacteurs des évangiles reconstituent, à partir de ces signes, la vie de
Jésus sur le modèle du «
Christ des Écritures ».