Le fait sous les apories et la censure des récits :
Errances et fuites de Jésus
La fuite sous le signe de Jonas
Jésus aurait pu espérer être parvenu à la fin de ses peines. Il se trouvait, certes, dans la situation d’un homme fugitif, dont le départ vers l’étranger transforme la fuite en marche prophétique. Là, en
terre grecque, il aurait été hors de portée de « sa mère », le Judaïsme : hors d’atteinte de l’hypocrisie des
Pharisiens, du pouvoir de
Sadducéens, des interrogations captieuses et harcelantes des
Scribes. Son message aurait pu être entendu par les
Gentils, et leur conversion présentée comme le signe de son prophétisme. Pour l’heure, il devait se méfier, car la police devait être sur le point de le saisir. C’est pourquoi, parvenu à
Gethsémani dans l’attente des
Grecs qui devaient le conduire chez eux, il s’était préparé à son évasion.
Nous avons suivi les phases de sa souffrance au cours de la veillée nocturne. Tiraillé entre l’attente des
Grecs et la crainte de l’arrivée des gendarmes, son esprit balançait entre l’euphorie et la dépression, jusqu’au délire. Plus que la peur de tomber aux mains de ceux qui voulaient sa mort,
Jésus craignait d’être abandonné par
Dieu. Comment pouvait-il être sûr que les frères de la diaspora l’aideraient à échapper au mandat d’arrêt lancé contre lui par le Sanhédrin ?
Compter sur leur parole d’honneur ? Certes, ils étaient des
Juifs, mais mâtinés de la ruse et du goût de la tromperie des
Grecs.
Jésus lui-même pouvait-il être persuadé d’être appelé par
Dieu à une nouvelle tâche prophétique ? À la demande des
pharisiens de leur donner un signe venant du ciel, il avait relevé le défi en leur promettant le signe de
Jonas. Mais quel
prophète aurait donné en signe de sa crédibilité non pas l’accomplissement d’un prodige, mais la promesse de son accomplissement ?
S’était-il joué d’eux ? Il n’avait pas conscience d’avoir finassé : il s’était bien reconnu en
Jonas, comme dans un modèle prophétique. Sa situation d’existence conforme à celle
du prophète en était le signe.
Pourtant, lors l’occupation du
Temple, il avait transgressé le code du
prophète : il n’avait pas seulement annoncé la purification du
Temple, mais il l’avait provoquée, mettant
Dieu à l’épreuve pour qu’il l’accomplisse afin de ne pas manquer à sa parole.
Dieu pouvait-il être encore avec lui et lui confier une nouvelle mission prophétique ? En avait-il eu l’illumination divine ou cela n’avait-il été que l’illusion du bâtard, subjugué par le rêve de sa libération ? Le doute l’entraînait ainsi vers le désert intérieur de son âme, revenue au « tohu-bohu » du chaos.
Et le chaos survint. À la dernière heure de la nuit, alors que les
disciples dans leur insouciance dormaient encore,
Jésus perçut des bruits, qu’il attribua d’abord aux
Grecs venus à sa rencontre. Mais
Judas s’approcha et lui annonça leur trahison.
Jésus comprit alors que ces bruits provenaient de ceux qui devaient l’arrêter. Sur le terrain ce fut le chaos : brouhaha des gens, de ceux qui s’approchaient pour attaquer par surprise, et de ceux qui cherchaient à s’enfuir, toute torche éteinte. En
Jésus, le chaos était intérieur. Jusqu’alors écartelé entre l’exaltation et la dépression, l’espoir et l’angoisse, les ténèbres maintenant recouvraient son âme. De nouveau
Dieu l’avait abandonné ! Il ne cherchait plus, comme les autres, à s’enfuir. Fuir ne signifiait rien pour lui, dès lors qu’il avait perdu toute illusion.
Constatant que les gardiens du
Temple s’avançaient vers lui, il pensait que sa fin était arrivée. Tout ce qu’il avait redouté pendant la nuit jusqu’à en suer du sang était sous ses yeux. Arrêté, on se moquerait de lui, on le frapperait et on lui cracherait au visage, on le jugerait comme un brigand et un faux prophète, il serait haï et rejeté comme un homme maudit. La Loi qui le poursuivait dès le ventre de sa mère était parvenue à le rattraper, pour prononcer sa sentence de condamnation : «
Le bâtard (mamezer)
ne sera pas admis dans l’assemblée de Yahvé » (
Dt 23:3). Il se trouvait chassé de la maison
d’Israël comme un être impur et condamné à la mort, qu’il évita à sa naissance. S’était-il donc trompé ? Avait-il été vraiment appelé par
Dieu pour prêcher l’Évangile aux frères de la diaspora ? Aurait-il été banni aussi de la terre des
Gentils ? Sur son visage ruisselaient de gouttes de sang.
Jésus entendit alors la voix de
Judas, qui incitait les
disciples à prendre l’épée pour repousser les assaillants, il comprit le plan par lequel
Judas cherchait à le sauver. Mais il se sentait lui-même indifférent à sa propre défense et incapable de s’enfuir. Où Fuir ? Au
désert, sans doute ! Mais pas celui sanctifié par les hommes de
Dieu, comme
Jean, ou celui hanté par les anachorètes, et encore moins celui que
Dieu avait choisi pour demeure, mais le
désert des lieux sauvages, refuge des larrons, des hommes chassés de « l’assemblée de
Dieu », des ennemis de l’État. Peut-être y rencontrerait-il des gens qui l’avaient aidé à occuper le
Temple : des
Samaritains, des
zélotes, des sicaires de
Dieu. Que pourrait-il faire avec eux ? Jusqu’ici, il avait été l’ami des prostituées, des vagabonds, des
publicains, auxquels il avait su offrirent une parole d’Évangile, mais quelle bonne parole aurait-il pu encore annoncer à ces hommes-là ? Celle qui appauvrit les riches pour enrichir les pauvres, qui humilie les puissants pour exalter les humbles ? Ou bien la parole qui appelle le peuple à juger la « mère » et non à plaider pour elle. Les mots de
son prophète résonnaient dans ses oreilles : «
C’est avec toi, prêtre, que je suis en procès. Tu trébucheras en plein jour, le prophète, la nuit. Et je tuerai ta mère » (
Os 4:4-5).
Il comprit que la pression exercée par ses
disciples repoussait les assaillants et qu’il lui devenait possible de s’enfuir. Mais le doute le clouait fermement au sol. Il fuirait pour accomplir la parole de
Dieu par la violence de l’épée et non par sa détermination propre. Il aurait libéré le
Temple de son abomination et chassé les
sacrificateurs et les marchands non avec l’appui du
peuple mais grâce à la complicité des violents et des tueurs, des brigands et des voleurs ! «
Non, Judas, pensait-il,
tu m’as tendu un piège pour me sauver par la ruse et la violence. C’est le bâtard que tu sauves en moi, non le prophète ».
Jésus était pétrifié sur place, comme dans l’attente que
Dieu lui-même lui indiquât la suite des événements.
Devant son indécision les
disciples, pressés d’en finir, frappèrent avec plus de véhémence, l’un d’eux coupa l’oreille d’un serviteur du
grand-prêtre. À cette vue,
Jésus comprit alors le bien-fondé de sa crainte qu’après sa fuite la violence de l’épée légitime sa parole. Aussi; levant les mains au ciel et s’adressant aux combattants : «
Arrêtez. Cela suffit ! cria-il,
tous ceux qui prendront l’épée, périront par l’épée ». Et il se livra entre leurs mains comme le grain de blé tombe dans le sillon pour y mourir (
Jn 12:24).
De cette interprétation il ressort qu’il est excessif d’accuser
Jésus de «
fuite honteuse », puisqu’ayant renoncé à s’esquiver au moment de son arrestation, il s’est, au contraire, livré lui-même à ses agresseurs.
Celse aurait pu objecter que la seule velléité de s’évader était déjà de la part de
Jésus un «
fait honteux ». Mais le philosophe romain était trop ignorant des faits pour comprendre que l’existence de
Jésus avait été une fuite incessante parce que les
Juifs – sur lesquels son témoignage est établi – s’acharnaient à le poursuivre à mort. Il demeure que
Jésus lui-même avait connu ce sentiment de honte pour avoir cherché à appuyer son message prophétique sur une action de caractère politique. Et il s’est livré pour effacer cette honte.