Prophétie et révolution :
Le projet politique de Jésus
Puisque l’action prophétique de
Jésus était une révolution religieuse et politique visant à la constitution d’un état théocratique, il importe d’envisager la forme que
Jésus entendait donner à la nation juive, pour qu’elle puisse être régie par
Dieu lui-même. Pour y répondre, il faudrait entreprendre une recherche spécifique dans les évangiles, qui serait longue et complexe. Car il faudrait examiner minutieusement toutes les paraboles sur le
royaume de
Dieu pour voir si elles autorisent une visée terrestre et politique. Dans le cadre d’une recherche limitée, il suffit de s’attarder sur deux textes, où les
apôtres sont appelés à siéger sur des trônes pour juger les douze tribus
d’Israël (
Mt 19:27-28 ;
Lc 22:24-30). Certes, ces textes ont une portée eschatologique, mais puisque l’action prophétique de
Jésus était aussi politique, ces deux textes offrent la possibilité d’une double interprétation.
Dans le premier texte,
Pierre s’informe auprès de
Jésus sur ce que lui-même et les autres
disciples recevront en récompense pour avoir tout quitté pour le suivre.
Jésus répond : «
Je vous le dis en vérité, quand le fils de l’homme, au renouvellement de toutes choses, sera assis sur le trône de sa gloire, vous, qui m’avez suivi, vous serez de même assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël » (
Mt 19:28).
À l’évidence ce texte, faisant allusion à une intronisation qui n’est pas de ce monde, a une signification eschatologique à son premier niveau de lecture.
Il précise en effet «
au renouvellement de toutes chose » (
palingenesia), qui se réfère à l’événement eschatologique de la nouvelle terre et des nouveaux cieux, à la fin des temps.
Pierre veut savoir ce que les
disciples recevront au temps de la «
gloire » de
Jésus, c’est à dire de sa glorification comme
Christ et
Seigneur.
Mais si
Pierre posait cette question au moment où il ignorait encore que
Jésus était le
Christ (et même s’il l’avait su), il ne pouvait pas avoir connaissance d’une christologie de la «
gloire ». Ce qui laisse supposer qu’il recherchait une récompense dans cette vie et non dans l’autre. Dans le texte parallèle de
Marc,
Jésus ne limite pas sa réponse à un règne eschatologique, car il déclare aux
disciples «
Il n’est personne qui, ayant quitté à cause de moi sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère et son père... ne reçoive le centuple présentement dans ce siècle et, dans le siècle à venir, la vie éternelle » (
Mc 10:29-30).
Le second texte est extrait de l’évangile de
Luc : «
Il se leva aussi parmi les apôtres une querelle (filoneikia)
: lequel d’entre eux devait être estimé le plus grand ? Jésus leur dit : les rois des nations les maîtrisent et ceux qui les dominent sont appelés, bienfaiteurs. Qu’il ne soit pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert... Vous êtes ceux qui avez persévéré avec moi dans mes épreuves, c’est pourquoi je dispose du royaume en votre faveur, comme mon Père en a disposé en ma faveur, afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume, et que vous soyez assis sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (
Lc 22:24-29).
Ce passage a sans doute, lui aussi, un sens eschatologique. En effet, l’allusion à un royaume ne peut qu’évoquer le temps de la glorification du
Christ, déclaré par
Dieu roi de l’univers. La représentation des
apôtres mangeant et buvant à la table de
Jésus dans son royaume est la transposition du repas de la Pâque qu’ils viennent de consommer. Toutefois, cette parole de
Jésus répond à une « querelle » de rivalité entre les
apôtres, rivalité qui n’est concevable que s’ils attendaient véritablement, et avec passion et désir, un pouvoir sur cette terre.
L’Analyse référentielle conduit, d’abord, à se demander qu’elle « grandeur » a pu provoquer la rivalité des
disciples. L’intervention de
Jésus ne laisse aucun doute qu’il s’agissait d’un pouvoir politique, puisqu’il les confronta avec les rois de la terre et leur assura, à la fin, qu’il les établirait sur les trônes de douze
tribus d’Israël.
Jésus ne leur reprocha pas d’aspirer à un pouvoir, mais les mit en garde contre la suprématie de ce pouvoir propre aux rois de ce monde. Quant à eux, que «
le plus grand parmi eux soit comme le plus petit, et celui qui gouverne, comme celui qui sert ». S’ils aspirent à devenir « grands », que la noblesse soit un service et non une domination sur les hommes.
Ainsi les
disciples s’attendaient-ils à recevoir une charge politique, imminente et dans monde ci. Sinon, il serait impensable qu’ils en aient fait un objet de dispute, et que
Jésus leur eut donné pour principe de gouvernement l’éthique du service. Une telle exhortation aurait été un non-sens pour une charge eschatologique.
Cette querelle aurait été absurde au moment de la Pâque, puisque la décision de
Jésus de quitter le pays, la crainte de l’arrestation, l’évocation possible de sa mort, sa situation de fugitif, ne sont pas des occasions favorables à la conquête d’un pouvoir. Les textes parallèles donnent à penser qu’elle dut se produire lors de la montée de
Jésus à
Jérusalem, au moment de la purification du
Temple, à la fête de la Dédicace.
Selon
Marc, à ce moment-là, les fils de
Zébédée
Jacques et
Jean demandèrent à
Jésus de leur accorder d’être assis, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, quand il serait dans sa gloire. «
Les dix, ayant entendu, commencèrent à s’indigner contre Jean et Jacques ».
Jésus leur fit alors la réponse sur le comportement des chefs des nations (
Mc 10:35-45). Chez
Matthieu, c’est la
mère des fils de
Zébédée qui présente la requête pour ses enfants (
Mt 20:20-28). Pourquoi
cette femme s’est-elle empressée de s’assurer auprès de
Jésus, avant d’atteindre
Jérusalem, que ses enfants, qu’elle estimait plus dignes que les autres
apôtres, reçoivent un privilège de
Jésus ? Parce qu’elle avait conscience que
Jésus se préparait à renverser le pouvoir politique des
sacrificateurs, pour le confier aux
apôtres.
Quant aux récits synoptiques, ils auraient sublimé la visée politique de
Jésus en événement christique et fait de la requête des enfants de
Zébédée, ainsi que de l’altercation des
disciples, une demande de participation à la gloire du
Christ. La parole originelle de
Jésus a été ainsi remaniée. Chez
Matthieu, elle a été sortie de son contexte, et laissée comme parole fluctuante pour qu’elle ne conserve pas d’autre sens qu’eschatologique.
Chez
Marc, la requête des
deux disciples a été maintenue, mais l’allusion à l’élévation des
apôtres comme juges des douze
tribus d’Israël a disparu. Chez
Luc, tout est rapporté au repas pascal, qui ne peut donner à l’élévation des
apôtres qu’un sens christologique et eschatologique.