Prophétie et révolution :
Le retour au régime des Juges
Jésus, par sa parole prophétique et par son action, voulait ainsi refonder la nation sur l’alliance de
Dieu annoncée à
Osée, à partir du régime des
Juges.
Jésus considérait cette forme de gouvernement comme la plus adaptée pour que le
peuple puisse être régi non par le pouvoir d’un homme, mais par
Dieu directement.
Cependant, ce régime n’offre pas une image cohérente, car il se trouve pris entre deux représentations contraires, l’une christologique, l’autre politique et historique, celle des «
Juges ».
Selon la première, les douze
Juges, correspondant aux douze
tribus d’Israël (chaque
Juge siégeant sur un trône) demeurent soumis à la souveraineté d’un roi. Or cette image ne correspond pas à celle des
Juges historiques. Il n’y a pas eu dans l’histoire un
Juge pour chaque
tribu d’Israël, ni même un
Juge pour tous. De plus, ils ne siégeaient pas sur un trône, puisque leur autorité n’était pas liée à une institution mais naissait d’un événement, par exemple une guerre de libération. C’est dans ce but que
Dieu les avait suscités (
Jg 2:16).
Les
Juges n’étaient pas soumis à une autorité royale, ils étaient, au contraire, l’antithèse du roi. Quand le
peuple demanda à
Samuel un roi,
Dieu dit au prophète-juge : «
Écoute la voix du peuple, car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux » (
1 S 8:7). Le régime des
Juges était donc, par sa structure, opposé à la royauté, et par là même considéré comme le support du gouvernement de
Dieu.
Tenant compte de ces différences, il faut considérer l’attribution de la royauté à
Jésus comme un thème christologique et non historique, tandis que la nomination des
apôtres comme
Juges
d’Israël faisait partie de son programme politique, inspiré de l’organisation historique des
Juges.
Mais pourquoi ne pas considérer que l’installation des
apôtres comme
Juges relevait aussi de la christologie ? Parce que cette annonce était la réponse à une question posée par les
disciples, qui lui demandaient de se trouver l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, dans le royaume attendu à l’issu de l’événement de la purification du
Temple. La réponse de
Jésus correspondait à leur demande, même si elle les laissait insatisfaits. Pour conclure,
Jésus voulait instaurer un royaume de
Dieu du type de celui des
Juges, sur terre et non dans l’eschatologie. Cherchons à en comprendre la nature.
Convaincu que
Dieu voulait retourner dans son
peuple,
Jésus prépara non seulement le rassemblement en vue du jugement de la « mère », mais aussi une organisation de la société où
Dieu puisse régner, au terme de l’annonce et de l’action prophétique révolutionnaire de
Jésus. Il s’agissait d’une « société », car
Jésus visait moins l’État que la nation. En effet, il ne pouvait pas ne pas se rendre compte
qu’Israël était soumis à
l’empire romain.
La part que
Rome lui laissait, était précisément la « société », dans sa religion, ses traditions, ses idéologies, la famille, etc. Dans la réponse qu’il avait faite aux
pharisiens au sujet du tribut à
César,
Jésus ne remettait pas en cause l’autorité de
l’empire : «
Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (
Mt 22:21). Le politique au sens strict, qui est limité à l’État, ne le concernait pas. Sa révolution, si elle était politique au sens large, n’était pas « étatique ». On peut penser qu’il recherchait plutôt une forme théocratique de la société.
Dans cette recherche, il excluait toute approche de régime royal. À la requête du
peuple d’avoir un roi,
Dieu avait dit à
Samuel, le dernier des
juges, «
Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, mais moi... ». La royauté était donc considérée comme le gouvernement sous le pouvoir d’un homme, à l’opposé du régime des
Juges qui était la forme propre au pouvoir de
Dieu. Après l’élection du roi, le
peuple conservait toujours le remords d’avoir péché, «
Car nous avons ajouté à nos péchés – disent-ils à
Samuel –
le tort de demander pour nous un roi » (
1 S 12:19). Pourquoi ? Parce que le roi établit son propre Droit, qui s’oppose à celui de
Dieu, comme un défi envers lui (
1 S 8:10-17).
Jésus s’est tourné alors vers les
Juges, qui agissaient sous la seule inspiration de
Dieu. Ne siégeant pas sur des trônes, leur pouvoir n’était pas héréditaire. Ils étaient reconnus comme chefs par leurs exploits de libération du
peuple de ses ennemis environnants. Ils n’étaient pas des
prophètes mais des combattants, défendant et achevant la conquête de la terre donnée par
Dieu au
peuple.
Jésus ne pouvait donc faire de ces
juges des rois, ni les destiner à des guerres de libération. Pour lui, le
juge n’était qu’un « conducteur » (
egemon) du
peuple, non en vue du pouvoir, mais du service des frères : «
Qu’il ne soit pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert » (
Lc 22:26 ;
Mt 20:26).
Et
Jésus? Quelle place se réservait-il dans le royaume de
Dieu ? Tenant compte de son idéologie religieuse et politique, où le Roi est
Dieu lui-même, il est inconcevable que
Jésus ait pu se réserver une place royale, au-dessus des douze
juges. S’il est vrai qu’il a été condamné pour s’être fait roi, c’est que l’occupation du
Temple avait été considérée comme un crime politique de prise de pouvoir. Que, dans sa glorification christique, il ait été considéré comme roi, ne le supposait pas tel dans sa vie d’homme. Il ne s’est pas déclaré roi, mais ceux qui ont cru qu’il était le
Christ l’ont fait.
Entre les
Juges et
Dieu il n’y avait d’autre place que celle de
prophète. Puisqu’il avait donné au
peuple une constitution fondée sur la nouvelle alliance, il devait être, lui-même, capable d’en donner la véritable interprétation. Il ne fut donc pas un roi, mais un
prophète-juge. Sans doute
Jésus s’est-il inspiré de
Moïse et de
Samuel, qui étaient l’un et l’autre des
prophètes politiques, l’un pour avoir donné au
peuple sa première constitution, l’autre pour l’avoir gouverné comme
Juge suprême et comme
prophète.