Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
La crise
- Introduction
- Changer...
- Les Centres régionaux
- Le Centre du Nord
- Faire front
- Aux limites
- Double jeu
- Visite d’Albert Gaillard
- Interventions en soutien
- La réunion de Palaiseau
- Le synode de Royan
- La dernière proposition
- Contrepoint
Épilogue
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Changer la société, changer l’Église
Changer la société, mais aussi changer l’Église, partie prenante de cette société bourgeoise. Les Églises, catholique et protestantes, furent elles-mêmes secouées jusqu’en leurs valeurs les plus fondamentales.
Des prêtres et des pasteurs prirent alors clairement position. Dans une déclaration publique, soixante-cinq prêtres et des aumôniers de la région parisienne ainsi que le R.P. Marc Oraison impliquèrent l’Église catholique dans cette contestation : « C’est toute une conception paternaliste et autoritaire de la politique, de l’économie, de l’Université, qui est remise en cause. Nous savons que l’Église n’échappe pas à cette critique… Nous ne pouvons plus employer un langage qui ménage à la fois les uns et les autres, et qui permette aux uns et aux autres de s’y reconnaître et de se justifier. Aussi, devant la crise présente et quelles que soient les issues politiques provisoires trouvées demain, nous déclarons sans ambiguïté que nous nous voulons pleinement solidaires de la contestation d’un monde où l’homme est sacrifié au profit et à l’argent dans un système capitaliste. Cette contestation n’est pas une demande de quelques réformes apaisantes, mais la remise en cause radicale d’une manière de vivre entre les hommes » (Le Monde du 25 mai 1968).
Par ailleurs, des protestants et des catholiques appelèrent les chrétiens à la « présence de la révolution dans l’Église, ses modes de vie et ses habitudes de pensée, dans leurs expressions tant collectives qu’individuelles » (Le Monde du 23 mai 1968). Cet « Appel aux chrétiens » fut signé, du côté protestant, par les pasteurs Jacques Beaumont, Georges Casalis, André Dumas, Louis Simon, ainsi que par Paul Ricœur et Jeanine Grière, et du côté catholique par les abbés Louis Baslé, André Laurentin et Robert Davezies, le R.P. Chenu, ainsi que par Georges Montaron, Robert de Montvallon et Bernard Schreiner… S’y retrouvent-ils aujourd’hui ?
Dans sa prédication radiodiffusée sur les ondes de l’ORTF, Georges Casalis déclarait : « Comment ne pas entendre dans ces mots d’ordre qui sapent les bases de toute une société et visent à l’apparition d’un monde moins inhumain, comment ne pas y voir une multitude de signes, de rappels et d’échos de l’Évangile ?... L’institution ecclésiastique, par sa place privilégiée dans la société occidentale, par ses silences, par ses prises de position obligatoirement conciliatrices, prêchant la paix là où il n’y a pas de paix, contribue au maintien du statu quo. La théologie ne fait qu’entériner les contradictions internes du système capitaliste dont participe l’institution ecclésiastique en se réfugiant dans ses polarités traditionnelles : royaume de Dieu-monde païen, Église-société, pasteurs-laïcs, violence-non-violence… ».
Depuis plusieurs années déjà, la crise s’annonçait dans l’Église réformée de France, mais les autorités synodales, majoritairement conservatrices, ne parvinrent pas à y discerner le signe avant-coureur de changements et de mutations vitales. Entre 1952 et 1955, les synodes nationaux avaient bien perçu l’existence d’un « malaise » pastoral et ecclésial. En 1954, une enquête sur l’évolution des vocations pastorales entre 1922 et 1952 avait révélé un recul sensible des vocations en milieu rural, mais aussi parmi les fils de pasteurs : leur proportion avait chuté de cinquante-sept pour cent de l’ensemble des vocations pastorales à dix-neuf pour cent au cours de ces trente années. Au synode national de Royan, en 1956, le président du Conseil national soulignait l’usure pastorale, due à l’insuffisance du traitement pastoral, à l’état de santé du corps pastoral, à la situation difficile et ambigüe des femmes de pasteurs.
La croissance constante des ministères pastoraux extra-paroissiaux, qui passaient du simple au double entre les années 1957 et 1962, attestait aussi de ce malaise pastoral dans les paroisses traditionnelles. En effet, de plus en plus de jeunes pasteurs souhaitaient « atteindre les hommes dans leur vie quotidienne » et « être initiés aux problèmes de psychologie, de pédagogie, de sexologie et autres grands courants de la vie politique et de la pensée philosophique » (Actes du synode national de Royan, 1956).
Ce souci grandissant d’insertion dans le monde de la jeune génération pastorale, exprimé dans ce développement de ministères spécialisés, hors cadres paroissiaux traditionnels, devait bientôt provoquer, surtout à partir de la guerre d’Algérie, des divergences d’options socio-politiques à l’intérieur de l’Église réformée de France.
Le malaise allait se muer en crise ouverte dans les années 1964 à 1966, au moment de la tension, puis de la rupture, entre l’Alliance des mouvements protestants de jeunesse et les autorités de l’Église réformée. Tandis que les mouvements de jeunesse, profondément impliqués dans le bouleversement des valeurs traditionnelles et les mutations sociologiques en cours, souhaitaient le dialogue, la recherche et l’engagement à partir des « milieux de vie » et d’une théologie de l’incarnation et de présence de l’Église au monde, les autorités de l’Église réformée leur adressèrent dans un premier temps des avertissements publics et généralisateurs, puis utilisant à leur endroit des moyens de pression financiers, les accusèrent ouvertement de pratiquer la « table rase » et de renoncer à toute référence chrétienne, ce qui devait provoquer de la part des mouvements de jeunesse un durcissement idéologique, et finalement la rupture.
Ainsi, après le malaise des années 1952 à 1955, vint dans les années 1962 à 1966 la contestation qui gagna à des degrés divers l’ensemble du protestantisme français. Dès 1963, le synode national d’Orthez décida de réunir sous l’égide de la Fédération protestante de France un colloque « Église et monde », qui se déroula en deux sessions, en juin et septembre 1964, où furent représentées plusieurs tendances « orthodoxes » et « hétérodoxes ». Pour la première fois depuis 1938, date de la réunification des deux grands courants du protestantisme français (orthodoxie et libéralisme), on y parla de « crise dans l’Église » et on brandit le concept d’hérésie.
En effet, le dialogue et la recherche allaient poser aux autorités de l’Église la question de la « limite » (1). La « limite » est-elle compatible avec la « recherche » ? Le colloque « Église et monde » avait soutenu que l’hérésie naît du franchissement de la frontière qui sépare « Église » et « non-Église », ou « autre Église », chaque fois qu’une affirmation exclue un article de foi fondamental, ou qu’elle hypertrophie une proposition de foi, ou enfin qu’elle omet des vérités fondamentales. Le dialogue et la contestation ne peuvent modifier que les expressions de la foi, jamais son contenu ! La recherche n’est donc licite qu’en vue d’un « toilettage », d’un « aggiornamento ». Le synode national de Royan en 1968 fut sans équivoque : « La liberté qui ne se fixe aucune limite n’est plus la liberté, mais la licence » (Actes, p. 61).
La question se posait, impérative : une recherche, quel que soit son domaine d’application (littéraire, scientifique, religieux…) peut-elle se prétendre telle, c’est-à-dire libre et gratuite, si une limite quelconque lui est imposée ? Et qui peut prétendre détenir un tel pouvoir et se réserver un tel droit, imposer un tel diktat intellectuel ?
D’ailleurs, il semble que l’Église réformée fut un moment troublée par cette question. Un an après les événements de mai 1968, lors du synode national d’Avignon en 1969, cette écharde de la limite dans la recherche fut évoquée à nouveau. On peut, en effet, lire dans les Actes de ce synode : « Qu’entend-on exactement par les conditions de la recherche ? S’il s’agit de ses limites, c’est une contradiction interne insurmontable : comment une recherche, quelle qu’elle soit, pourrait se fixer à elle-même des limites ? Autant dire qu’on a déjà « trouvé », et qu’il n’y a plus lieu de « chercher » » (p. 64).
La confession de foi (2) échappe-t-elle alors à cette évidence ? Le synode national donna une réponse de normand ! « L’intention première de la confession de foi ne peut être que la proclamation positive de la foi, et c’est seulement par voie de conséquence que, dans l’acte même de sa formulation, elle trace une sorte de frontière. Mais comme, par ailleurs, sa formulation est contingente, tributaire de l’univers conceptuel dans lequel elle s’exprime, comment considérer ces frontières comme intangibles ? Et la recherche elle-même n’a-t-elle pas précisément comme fonction de déplacer, sinon les limites, du moins les points de repère autour desquels se structure la confession de foi ? » (p. 65).
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(1) Voir un texte d’Ennio Floris sur Liberté d’expression et limite de foi (1968). 
(2) Voir l’étude de Pierre Curie sur les Normes doctrinales de la confession de foi (1970). 
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