Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
- Introduction
- Le fils de Marie
- Le fils de prostitution
. Un texte de Thomas
. Un texte de Tertullien
. La prudence du Talmud
- Marie, femme prostituée ?
- Les récits sur Marie
- L’enfant sauvé par Yahvé
- Le samaritain
- L’homme sans père
- Le fils de David
- Le fils de Joseph
- Qui est ma mère ?
- La mère de Jésus
- Le père de Jésus
- Résumé
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte
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Un texte de Tertullien
Tertullien fut, comme Justin, un apologète de l’Église, mais le changement d’époque marque leur différence profonde de style, de perspective et de méthode.
En effet Justin écrit dans la première moitié du deuxième siècle, Tertullien dans la seconde et au commencement du troisième. Justin est le premier pionner de la lutte hégémonique que l’Église a engagée contre le judaïsme et le paganisme ; son adversaire, pour nous, est Celse. Tertullien est le grand lutteur de la période finale de ce conflit. C’est pourquoi, tandis que Justin est animé d’un esprit de syncrétisme qui le mène à considérer le judaïsme et la sagesse gréco-romaine comme des pré-révélations du Logos(1), Tertullien est un apologète de rupture. Son adhésion au montanisme suppose un retour au pneumatisme de Paul, qui ne voit hors de la foi vivante en l’esprit du Christ que folie, laxisme et corruption. Cependant sa formation de juriste l’amène à toujours chercher à s’informer – du judaïsme comme du paganisme – avec exactitude et précision, en puisant à des sources authentiques. Ses références constituent à cet égard des documents d’histoire, la véhémence dialectique du style ne portant jamais atteinte à la précision des termes ni à l’exactitude des renseignements.
Je rapporte ici une affirmation de son livre De spectaculis sur l’image que les juifs se faisaient de Jésus. Œuvre redoutable, que ce petit livre ! Ici, Tertullien parvient à manifester le but de sa lutte par une rupture radicale avec le paganisme et le judaïsme. Son style est véhément, brûlant, destructeur. On dirait que ce livre sur les spectacles est lui-même un spectacle, où l’auteur fait rire et pleurer les personnages et où, prophète exalté par une foi triomphante, il s’insère lui-même pour accuser, pour se moquer et pour rire.
Je retiens la vision du chapitre XXX. C’est le jour du jugement ; après avoir jeté un regard sur les spectacles du monde, l’événement du jugement s’offre à l’apologiste comme la dernière scène de la comédie humaine et divine de la vie. Si l’on transposait sous forme théâtrale, on obtiendrait une scène tragicomique représentant la fin de la culture ancienne et le triomphe du christianisme. Elle serait beaucoup plus significative qu’une page d’histoire, véritable représentation théâtrale et actualisante du chapitre 15 de la première épître de Paul aux Corinthiens.
Du feu et des éclats de lumière apparaissent. Jupiter, le dieu de la foudre, est jeté en enfer, au milieu du feu brûlant. Avec lui les autres dieux, mais aussi les philosophes, comme Platon et Aristote, les procurateurs et les gouverneurs, les poètes et les acteurs, les persécuteurs et les adversaires du christianisme… Plus qu’un spectacle de théâtre, c’est un cirque d’histrions que Dieu veut donner au monde, comme l’offraient les généraux romains le jour de leur triomphe. Les victimes pleurent et crient, mais les anges et les saints rient et jubilent.
Sans le savoir, Tertullien écrit une page qui préfigure la destruction que le christianisme est en train d’opérer dans l’univers de la civilisation gréco-romaine : renversement des dieux de la beauté, qui sont jetés dans l’enfer de la laideur ; remplacement de l’ordre juridique par un ordre pneumatique arbitraire ; soumission de la raison à la foi, de la philosophie à la théologie, du laïcat au clergé ; castration de la conscience individuelle et sociale. Ravage inéluctable, condition nécessaire pour que les barbares accèdent à la condition d’hommes civilisés, mais toujours ravage et éclipse.
Au moment culminant de ce renversement, Tertullien fait apparaître sur la scène le nouveau Seigneur, celui qui était pour les juifs un scandale et pour les païens une folie, le seigneur des barbares : « le fils du charpentier et de la courtisane, le destructeur du sabbat, le samaritain, le possédé du démon, celui que vous avez racheté de Judas, celui-là même qui fut frappé à coups de roseaux et giflé, décoré de crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre, celui dont vous avez dit qu’il avait été enlevé afin qu’on put affirmer qu’il était ressuscité » (2).
Tertullien présente Jésus sur la scène en le caractérisant par ce qu’il avait subi et par les sarcasmes et le mépris par lesquels juifs et païens le désignaient. De ces titres, je retiendrai celui de « fils d’une courtisane » (questuariae filius). Le mot « questuaria » vient de « questus » (profit, gain), qui désigne une chose dont on tire un lucre, fait trafic ou métier. Étant « questuaria », la mère de Jésus aurait été soit une salariée vivant de son travail, soit une « courtisane », une prostituée. Ce second sens était le plus coutumier et correspond à celui que les juristes donnaient au mot : questuaria, celle qui se procure un gain par son corps.
On peut penser que la mère de Jésus était une mercenaire que le besoin et sa condition de pauvreté mettaient dans l’obligation de se prostituer – comme cela se produisait et se produit encore pour des femmes de service. Celse, comme nous le verrons plus loin, dit d’elle qu’elle était « une pauvre campagnarde vivant de son travail » ; cela expliquerait qu’elle fut trouvée enceinte. On doit reconnaître, avec Ariza, que le terme « questuaria », employé par Tertullien, est plus violent et ignominieux que celui qu’Origène met dans la bouche de Celse : « convaincue d’adultère »(3). Je dirai quant à moi que le mot exprime la condition d’existence qui a amené la femme du charpentier à l’adultère. En outre le mot correspond à l’affirmation sur la mère de Jésus que nous avons examinée dans l’évangile de Thomas et dans le quatrième évangile.
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(1) Justin, 1 Apol 44. 
(2) Tertullien, De spectaculis, Mgn. P.L.I.c. 736-738. Cette page a été reprise par Jérôme dans une de ses lettres : Jérôme, Ad heliodorum, Lettres, Éd. Belles Lettres, T. I, p. 14. 
(3) C. Ariza, Tertullien et le judaïsme, Éd. Belles Lettres, 1971, p.163. 
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