ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Ennio Floris
Sur les bords du Jourdain
(
Mc 1:
1-13
)
Le bâtard :
Marie, femme prostituée ?
Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
-
Introduction
-
Le fils
de Marie
-
Le fils
de prostitution
-
Marie
, femme prostituée ?
. «
Trouvée
enceinte »
.
L’adultère
.
L’image
refoulée
.
Un texte de Celse
-
Les récits
sur Marie
-
L’enfant
sauvé par Yahvé
-
Le samaritain
-
L’homme
sans père
-
Le fils
de David
-
Le fils
de Joseph
-
Qui est
ma mère ?
-
La mère
de Jésus
-
Le père
de Jésus
-
Résumé
De Nazareth
au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique
du baptême
Recherche
sur le discours
Le
corpus
du discours
Analyse
du discours
Genèse
du discours
Jésus,
le nouvel Élie
Procès
d’excommunication
Le délire
et le désert
Des événements
au texte
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Un texte de Celse
Ce que nous venons de découvrir sous le récit de
Matthieu
apparaît de façon ouverte dans un passage du
Discours vrai
(
aletès logos
) de
Celse
, livre dont l’essentiel a pu nous parvenir grâce à la réfutation qu’en fait
Origène dans le
Contra Celsum
(1)
. Écrit vers 160, le
Discours vrai
est à la fois la réponse la plus consciencieuse et la plus sérieuse que la civilisation gréco-romaine ait faite au christianisme, et la cible principale – quoi que souvent cachée – de
Tertullien,
d’Origène, de
Minucius Felix et
d’Irénée dans leurs apologies
(2)
. Voici le texte sur
Jésus :
«
Tu as commencé par te fabriquer une filiation fabuleuse, en prétendant que
tu devais ta naissance à une vierge. En réalité,
tu es originaire d’un petit hameau de
Judée, fils
d’une pauvre campagnarde qui vivait de son travail.
Celle-ci, convaincue d’adultère avec un soldat,
Panthère, fut chassée par
son mari, charpentier de son état. Expulsée de la sorte et errant ça et là ignominieusement,
elle
te mit au monde en secret… Plus tard, contraint par le dénuement à
t’expatrier,
tu te rendis en
Égypte, y louas tes bras pour un salaire et là, ayant appris quelques-uns de ces pouvoirs magiques dont se targuent les
Égyptiens,
tu revins dans ton pays et, enflé des merveilleux effets que
tu savais produire,
tu te proclamas
dieu.
Serait-ce, par hasard, que
ta mère eût été belle au point que
Dieu, dont la nature pourtant ne souffre pas
qu’il s’abaisse à aimer les simples mortels, voulut jouir de ses embrassements ? Mais il répugne à
Dieu qu’il ait aimé une femme sans fortune et naissance royale comme
ta mère, car personne, même ses voisins, ne
la connaissait. Et, lorsque
le charpentier se prit de haine pour
elle et la chassa, ni la puissance divine ni le
Logos
, habile à persuader, ne purent
la sauver d’un pareil affront. Il n’y a rien là qui fasse pressentir le
royaume de
Dieu
»
(3)
.
Pour la compréhension de ce texte, je rappellerai que
l’auteur
ne s’est pas limité aux évangiles mais a cherché à se renseigner, aussi bien auprès des communautés chrétiennes que juives.
Celse ne réfute donc pas la narration de l’évangile de
Matthieu
a priori
, au nom de préjugés philosophiques et religieux, mais
a posteriori
, en historien. Ses affirmations peuvent certes être unilatérales et situées historiquement, elles n’en sont pas moins dignes de foi.
Il convient aussi de noter que
Celse
n’est pas rationaliste au point de nier la possibilité d’une naissance virginale ; au contraire,
il y croit, mais comme à un phénomène surnaturel, dont la reconnaissance exige l’accomplissement des conditions requises.
S’il critique les évangiles, c’est avec une objectivité réelle, quoique relative à son temps. On peut affirmer
qu’il démythologise le texte parce
qu’il n’y trouve pas les conditions requises pour une naissance virginale, et qu’en plus
il s’est suffisamment renseigné pour être convaincu que la naissance de
Jésus a été d’un tout autre genre : non pas celle d’un
fils de
Dieu, mais celle d’un bâtard.
Sa critique comprend les points suivants :
La
mère de
Jésus était une femme mariée à un charpentier, originaire d’un petit hameau de la
Judée.
Celse
sait
qu’elle était si pauvre et si inconnue, même de ses voisins, que les milieux juifs auxquels
il s’était adressé ne connaissaient pas son nom. Pour
Celse, une telle femme n’était pas une vierge et ne pouvait pas devenir une partenaire d’amour des
dieux. En effet, les
dieux ne s’unissaient qu’à des femmes belles et d’origine royale. En intellectuel honnête,
Celse pouvait critiquer le texte de
Matthieu
,
puisqu’il possédait un modèle topique de la naissance du
héros. La plume
du philosophe ne manque pas d’humour,
lorsqu’il affirme «
serait-ce, par hasard, que
ta mère ait été belle…
».
La femme
du charpentier ne s’est donc pas unie à un
dieu, mais à un étranger, à un soldat romain. Ce qui étonne, c’est que
Celse
, qui ignore les noms de
Marie et de
Joseph, sait que cet homme s’appelait
« Panthère ». On peut ici
l’accuser de trop croire aux bavardages du ghetto juif mais, à l’analyse, ce nom n’apparaît pas aussi gratuit qu’on pourrait le croire, je me propose de
l’examiner à part
.
Celse
sait aussi que
la femme
du charpentier a été «
découverte enceinte
» (
Mt 1:
18
), et donc chassée par
son mari. C’est avec sarcasme que
Celse fait allusion au rêve de
Joseph et, peut-être, à la parole persuasive de
l’ange chez
Luc
, pour affirmer que, en face de cet adultère,
son mari ne pouvait être persuadé ni par une parole ni par la puissance divine que
sa femme était enceinte d’un
dieu.
Chassée,
la femme adultère ne pouvait qu’errer ignominieusement.
Elle n’est pas cette vierge qui, émue par sa grossesse, court en hâte rendre visite à
sa cousine Élisabeth, pas plus que cette vierge du mythe qui va, sans le savoir, vers le lieu destiné à son enfantement, mais la femme pécheresse qui fuit le jugement des hommes et celui de
Dieu.
Elle accoucha secrètement.
Celse
ne parlera plus de
la mère,
il mentionne seulement
l’enfant qui, une fois grandi, va en
Égypte d’où
il revient après avoir appris les arts magiques.
Ce qui est important dans ce texte, c’est qu’il correspond à l’information que
Matthieu
a censurée pour s’en servir de canevas au récit de la naissance de
Jésus.
Celse
a donc le mérite d’avoir puisé à la même source que
Matthieu. C’est dans l’interprétation
qu’il se sépare de
lui car, alors que
Matthieu cherche à la comprendre mythiquement et christologiquement,
Celse démythise, pour rester au niveau du fait scandaleux plus proche de l’histoire.
______________
(1)
Origène,
Contra Celsum
, Mg. P.G. XI.
Contre Celse
– Introduction – Texte critique, Trad.
M. Borret, Éd. Du Cerf.
Je cite
Celse
en me référant aux passages de
son livre tirés du
Contra Celsum
d’Origène et recueillis par
L. Rougier,
Celse contre les chrétiens
, Copernic, 1977.
(2) Sur la datation de l’œuvre de
Celse
et sur son importance dans l’apologétique chrétienne, voir surtout les études de :
J.-M. Vermender,
« La parution de l’œuvre de
Celse et la datation de quelques apologies », in
Revue d’études agostiniennes
(18), 1972, pp. 27-42.
J.-M. Vermender, «
Celse, source et adversaire de
Minucius Felix » in
Revue d’études agostiniennes
(17), 1971, pp. 12-25.
H.-U. Rosenbaum, «
Zur Datierung von
Celsus aletès logos », in
Vigiliae christianae
(26), 1972, pp.10-11.
La date de l’œuvre, estimée par
Rosenbaum et
Vermender à 180, a été considérée par
Schwarz comme bien antérieure et située peu après 160 :
J. Schwarz, «
Du testament de Lévi au Discours véritable de
Celse », in
R.H.P.H.R.
(21), 1941, pp. 1-33.
(3)
Rougier,
Celse
, op. cit. pp. 7-8.
1984
u0203400 : 02/06/2018