n dépit de la nouvelle valeur historique, le Maniérisme accentuait le caractère paternaliste de la relation entre les anciens et les modernes. Alors que, chez les humanistes, le poète ou l’artiste se rapprochaient des anciens comme d’un frère aîné, dans le maniérisme, il s’attachait à lui comme à une mère, son œuvre devenant la norme idéale de l’expression. Or ce caractère trahissait chez les artistes l’abandon de leur liberté créatrice pour se soumettre à l’autorité d’un maître.
Aussi cette soumission entraînait-elle la capitulation en face de l’autorité de l’Église, qui imposait à leur art son idéologie. Sous les « manières » de Raphaël ou de Michel-Ange, d’Arioste ou de Tasso, on pouvait reconnaître le projet de la Contre-réforme, qui avait assumé ces « manières » comme des catégories de culture. Ainsi, l’artiste ou le poète, l’écrivain d’essai ou de pensées restaient-ils liés à la double autorité des maîtres quant aux formes d’expression, et de l’Église quant au projet humain de contenu.
La fin du XVI° et le commencement du XVII° siècles sont marqués par la révolte contre cette double autorité. On remarquera avant tout, chez les auteurs, la prise de conscience de la fin de l’humanisme. Le projet d’homme qui avait tenté Coluccio Salutati et Valla, Pic de la Mirandole et Ficino, Machiavel et Tasso, avait échoué. L’échec portait non sur l’homme au niveau des œuvres peintes ou sculptées, mais sur l’œuvre qui était l’homme lui-même dans son existence historique. La Renaissance avait donné naissance à des grandes individualités, elle avait transformé la matière mais non les hommes eux-mêmes. De plus, le Maniérisme et la Contre-réforme lui avaient ôté la liberté de penser et de créer.
L’homme chez qui cette prise de conscience et cette révolte prirent une dimension tragique autant que retentissante dans l’Europe entière fut Giordano Bruno. Le premier à voir dans l’hypothèse copernicienne le défi lancé par l’homme moderne contre l’aristotélisme et le cléricalisme (16). Bruno rompait avec la tradition en brisant la hiérarchie des valeurs éthiques et religieuses, ébranlant le principe d’autorité partout où il se cachait. S’il n’a pas été l’auteur de la révolution culturelle, il en a été néanmoins le détonateur le plus violent ainsi que le témoin le plus courageux. Après lui, la révolte s’est déclanchée en deux directions : dans le domaine artistique et littéraire, et dans celui de la philosophie et de la science.
La révolte esthétique et littéraire a été supportée par ce vaste mouvement culturel qui prit le nom de « baroque ». Les études récentes (17) nous ont obligé à effacer l’image qu’en avaient donné les dictionnaires, surtout français, comme le Littré, qui ont assigné à ce mot le sens de « bizarrerie choquante », étrange, extravagant, artificieux, tordu, etc. À la suite de cette étude, la critique de Croce, qui ne pouvait pas reconnaître la valeur d’un style, est dépassée (18).
Style original et culture, le baroque a été, avant tout, un mouvement révolutionnaire, ayant pour objectif la libération de l’art de son asservissement à une forme imposée et figée. Il visait à ce que l’artiste fut créateur de son expression. C’est pourquoi il s’affirmait par une action de désacralisation du classicisme. Il rompait, en effet, l’espace euclidien que la Renaissance avait transposé en peinture, il détournait l’axe des perspectives, il ne tenait pas compte de la hiérarchie des valeurs formelles, rompant les courbes pour y imbriquer des angles. Surtout, il a su jumeler l’espace pictural imaginaire et l’espace réel par une architecture devenue décor. Les colonnes se tordent et se plient, les voûtes s’entrelacent dans un mouvement de fugue ; à juste titre, on a remarqué que le Baroque est une culture rhétorique (19).
Il convient cependant de préciser qu’elle est une rhétorique créatrice, recherchant la production de figures nouvelles parce que, précisément, le poète, l’architecte, le peintre, le sculpteur, l’écrivain et le musicien, condamnés à vivre sans contenu, veulent le retrouver par une création purement formelle. Le concept d’ingenium, qui aura une place de première importance dans la philosophie de Vico, surgit de cette fureur poétique. Ainsi, par ce biais, l’esthétique baroque est essentiellement métaphorique. En effet, l’ingenium ne produit que des métaphores en littérature, aussi bien qu’en peinture, en sculpture, en musique ou en architecture (20).
Pour parvenir à jumeler les formes les plus disparates, le poète doit se délivrer de toute contrainte ; il vit dans l’attente d’une révélation métaphorique de l’être. C’est pourquoi cette même rhétorique a conduit le Baroque à une expression théâtrale du réel (21), où les places des villes se transforment en scènes, les hommes en personnages, et les faits en actions d’un drame. C’est la représentation métaphorique d’une vie rêvée parce qu’impossible à vivre, à dimension cosmique.
En même temps que le Baroque libérait les formes, une révolte se déclenchait grâce aux pionniers de la « nouvelle science » contre l’autorité qui rendait captive la vérité. Ces hommes, auxquels plus qu’à tous autres nous sommes redevables de notre modernité, furent Galilée, Bacon et Descartes. Peut-être serai-je injuste à l’égard de Copernic et de Newton, mais je ne les exclus pas. La grandeur relève de l’œuvre révolutionnaire de ces trois précurseurs.