e Vico, on connaît surtout la Science nouvelle, son œuvre maîtresse, dont la dernière rédaction est parue à Naples en 1744, et qui a été traduite en plusieurs langues. Outre la traduction partielle mais prestigieuse de Michelet, la France en possède aujourd’hui une édition, conforme au texte critique de Nicolini (1).
Rares sont cependant ceux qui ont eu l’envie ou le courage de la lire. En effet, si Vico commence à devenir, par exemple dans le domaine de la philosophie de l’histoire ou dans la rhétorique, un des auteurs reconnus, il n’en reste pas moins qu’on se réfère à ses textes par l’entremise de citations ou par des passages isolés. Par ailleurs, pour retrouver en librairie la traduction française, il convient de la rechercher parmi les livres en solde.
Il y a là l’indice que, malgré Michelet et l’excellente brochure de Chaix-Ruy parue chez Seghers (2), Vico demeure encore inconnu en France, et que la Science nouvelle reste un ouvrage difficile, parce qu’elle échappe à nos schémas de composition et qu’elle étonne par sa démesure. Elle traite de la poésie et du mythe, des coutumes et du langage, de la naissance et de la mort des nations et des États, de philosophie et d’histoire. Elle se définit elle-même comme théologie et philosophie, interprétation des faits humains et des idées, révélant l’histoire comme l’œuvre de l’homme en même temps que la providence de Dieu. Elle surprend aussi par son style, où la rigueur géométrique des axiomes, ou « Dignités », s’unit à des pages d’allure épique. Elle donne l’impression d’une œuvre écrite aux temps héroïques, profonde mais énigmatique, qui ne livre son message qu’à ceux qui en sont épris.
Cependant, elle ne se livre que difficilement dans son ensemble : elle offre des intuitions et des ouvertures qui obligent à se rapporter davantage aux philosophes qui l’ont suivie qu’aux auteurs qui l’ont précédée. On a découvert chez Vico la recherche d’une méthode synthétique de pensée qui le rapproche de Kant, une vision dialectique de l’histoire qui fait penser à Hegel, l’affirmation d’un premier ontologique possible qui le situe à l’origine de la philosophie rosminienne.
Peut-être a-t-il ouvert à Herder le chemin de la compréhension de l’histoire par le langage et qu’il a offert à A. Comte sa trilogie des âges. Ainsi apparaît-il comme un des premiers idéalistes pour avoir affirmé le caractère créateur de la pensée ; à l’avant-garde du romantisme pour avoir reconnu la primauté de la poésie sur la raison. Croyant, il a cependant fondé l’histoire sur une projection mythique de la divinité et il a cherché à la comprendre selon un schéma de lutte des classes. Sa foi en la Providence ne l’a pas empêché de considérer l’homme comme créateur de son être social, du langage et des coutumes, des cultures et des institutions.
Vico pourrait prétendre à la paternité de recherches plus récentes, concernant le mythe, la symbolique poétique et la rhétorique. Il n’est pas étonnant que la mise en relation de sa pensée avec les philosophes modernes soit la meilleure façon de l’interpréter. Michelet en avait donné en partie l’exemple, mais surtout Croce et Gentile qui ont vu en lui le précurseur de l’idéalisme. Mais par l’ampleur de ses ouvertures, ces confrontations ont pu s’étendre à d’autres systèmes, jusqu’aux plus récents, tels ceux de Freud et de Lévi-Strauss. À cet égard, il suffit de se rapporter au livre publié en Amérique pour son troisième centenaire, où Vico apparaît comme le point de repère de la pensée européenne (3).
On peut conclure que Vico est connu par sa relation avec les autres, en dépit des études entreprises sur les différents aspects de sa pensée, sur sa conception du mythe et du langage, sur son esthétique et sur sa philosophie de l’histoire, et d’autres problèmes encore (4). En effet, dans toutes ces recherches, on tend plutôt à l’interpréter à la lumière ou en opposition à des pensées reçues que par une patiente pénétration de son œuvre.
On peut légitimement se demander si la connaissance de Vico par lui-même est encore à faire. Il n’est pas dans mon intention de mettre en doute la valeur de ces études, mais d’en souligner seulement les limites. La pensée de Vico est comprise de l’extérieur, à partir de schémas qui ne lui appartiennent pas. À l’issue de ces confrontations, on peut regretter l’impossibilité pour Vico de se mesurer à ces grands qui offrent une pensée plus élaborée et mieux structurée, répondant à des problématiques plus complexes et plus développées. On se contente alors d’admirer le génie précurseur, chez qui l’intuition déborde le raisonnement, et où la poésie prime la philosophie. On garde encore de Vico l’image qu’on s’en était fait jadis d’un génie solitaire et autodidacte, dont la pensée est d’autant plus poétique et profonde qu’elle est moins analytique et critique (5).
Cependant des doutes surgissent quant au bien-fondé de ces études. Pour qu’une confrontation soit possible, une norme est nécessaire pour mesurer les écarts et les convergences entre les auteurs. Concernant Vico, on a pris pour norme le système des auteurs auxquels il a été confronté. On aimerait ainsi que Vico soit kantien, idéaliste, hégélien, ou autre chose encore.
Mais pourquoi n’a-t-on pas cherché à juger Kant, Hegel ou Croce lui-même à partir de Vico ? Il convient alors de poursuivre historiquement toute confrontation dans le cadre de l’évolution des idées. En ce cas, une connaissance synchronique de la pensée des auteurs devient nécessaire. J’estime donc qu’avant d’étudier Vico par rapport à Herder, Kant, Hegel ou Marx, il faut le connaître par lui-même.