n peut se demander si l’ambition de ce projet est justifiée par son utilité. En effet, même en parvenant à découvrir chez Vico un système de pensée original et cohérent, à quoi servirait-il ? Il interviendrait à un moment où les jeux de la philosophie sont déjà faits ; il prétendrait être inscrit dans une histoire de la philosophie qui s’est faite sans lui. Par un regard sur les histoires de la philosophie, à l’exception des italiennes, il est remarquable que Vico en soit presque toujours omis. Il serait même impossible de lui faire une place en desserrant les mailles, tant les systèmes de philosophie s’entrelacent et se ferment sans tenir compte de l’existence de sa pensée.
Hazard, l’un des derniers à être saisi par Vico, a cherché à comprendre cette lacune par une critique constructive. « Si l’Italie avait écouté Giambattista Vico et si, comme au temps de la Renaissance, elle avait servi de guide à l’Europe, notre destin intellectuel n’aurait-il pas été différent ? Nos ancêtres du XVIII° siècle n’auraient pas cru que tout ce qui était clair était vrai, mais au contraire que la clarté est le vice de la raison humaine plutôt que sa vertu, parce qu’une idée claire est une idée finie. Ils n’auraient pas cru que la raison était notre faculté première, mais au contraire l’imagination... Ils n’auraient pas cru qu’il fallait illuminer la terre en surface, mais au contraire que l’exploration des choses venait des profondeurs des temps. Ils n’auraient pas cru que nous nous dirigeons en ligne droite vers un avenir meilleur, mais au contraire que les nations étaient soumises à des vicissitudes qui les faisaient sortir de la barbarie pour aller vers la civilisation et la civilisation les mènerait à la barbarie... C’est plus tard seulement que cet appel sera entendu et recueilli. Pour le moment, il restait sans écho » (6).
J’ai rapporté cette page, moins pour trouver un appui confirmant l’importance de la pensée vichienne que pour souligner la perspective culturelle qu’elle ouvre. On y retrouve la conviction que Vico fait partie de l’histoire de la philosophie européenne précisément par son absence. En effet, de l’avoir méconnu a contraint le cours de la philosophie à un détour qu’elle a dû abandonner pour suivre les perspectives de Vico. Ainsi, la philosophie de Vico est-elle devenue nécessaire à la compréhension historique des autres.
Cependant des interrogations se posent au sujet de Vico et de l’histoire de la philosophie. Il est possible de se demander comment Vico a pu saisir les lignes de force de la philosophie européenne, alors que d'autres l’avaient conduite dans des détours. On doit aussi chercher les raisons de la double situation de l’histoire de la philosophie, qui a été pressentie par Vico et accomplie par les philosophes qui lui ont succédé. Faire appel au génie de Vico ne constitue pas une réponse. En effet, qu’est le génie sinon puissance d’éclatement et de nouvelle synthèse d’une pensée historique ? Il faudrait découvrir les courants de pensée qui se heurtent et les impacts qui en ont permis une synthèse nouvelle. L’œuvre du génie resterait incomprise si l’on ne cherchait pas à l’inscrire dans les conflits culturels.