a querelle des Anciens et des Modernes avait été, dans les milieux littéraires, fort riche de questions. En Italie, elle avait été nourrie de la confrontation du Tasso avec l’Ariosto, renouvelant ainsi l’ancienne controverse sur la primauté d’Homère ou de Virgile dans la poésie épique. Celle-ci avait aussi suscité des recherches esthétiques et stylistiques sur la poésie et sur les arts.
Des problèmes identiques se posèrent, plus tard, en France dans un autre contexte littéraire. Les plus grands esprits du XVII° siècle (Racine, La Bruyère, La Fontaine) furent engagés dans la défense de la poésie d’Homère contre les propos novateurs de Lamotte.
Au moment où Vico écrivait le De ratione, on s’interrogeait de nouveau sur la poésie épique, autour de la question d’Homère, qui devint le fondement d’une nouvelle orientation esthétique et de la critique littéraire moderne. Les études vichiennes sur les poèmes homériques, ainsi que l’esthétique de la Science Nouvelle sont redevables à cette controverse.
Cependant la querelle des anciens et des modernes n’a pas été unique. À côté d’elle une autre dispute, plus fondamentale, avait traversé le monde des lettres : elle concernait l’excellence de la langue française. Aussi avait-elle représenté le véritable support des relations et des heurts entre les littératures française et italienne. Dans ce chapitre, je m’occuperai de cette dispute, puisque Vico s’y est référé comme au contexte essentiel de ses œuvres.
À l'aube de ce XVIII° siècle, les esprits orientés vers la philosophie et la science auraient pu se croire très éloignés de cette dispute littéraire qui avait agité les XVI° et XVII° siècles, et la réédition et la traduction des œuvres du P. Bouhours, un des derniers auteurs de la double dispute, n’avaient pas de nouveau attiré l’attention ni ressuscité les antiques passions. Il s’agissait du livre intitulé La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, œuvre qui renvoyait à une autre, bien plus provocante, Les entretiens d’Ariste et d’Eugène (1).
Dans la première œuvre, malgré la résonance du titre et le but prétentieux d’étudier « les jugements ingénieux qui se rapportent à la seconde opération et qui s’appellent pensée en matière d’ouvrages d’esprit » (2), le P. Bouhours n’avait pas eu l’intention de faire de l’esthétique, appliquant au domaine littéraire cette méthode cartésienne que Nicole et Arnauld avaient étendu à la logique et à la langue, la Grammaire de Port-Royal. Sans doute, en plus de ses connaissances littéraires, l’érudit jésuite était-il informé des recherches rhétorico-esthétiques accomplies par Pallavicino, Tesauro et Gracian, mais il les a exploitées dans un but polémique afin de bien démontrer la supériorité du français sur les autres langues européennes, et plus directement sur la langue italienne.
Il serait impossible de résumer l’argumentation du livre, tant elle est superficielle, fuyante et équivoque, passant du niveau rhétorique à celui de la langue ; Bouhours est un écrivain brillant mais baroque, capable de faire miroiter les affirmations les plus absurdes et les plus banales. Il est d’autant plus efficace qu’il est plaisant, et qu’il possède une connaissance très étendue de l’italien, portant aussi aux grands auteurs, tels Ariosto et Tasso, de l’estime et du respect (3).
Citons quelques exemples de cette prestidigitation du verbe. Pour lui, le langage est le produit du génie d’un peuple, dont il est aussi l’image. Ainsi, la langue grecque est, à l’image de son peuple, pleine de douceur ; la langue romaine, noble et auguste, tandis que l’allemande n’est que grossière et l’espagnole orgueilleuse et arrogante, l’italienne molle et efféminée (4). Pour cette dernière, il affirme qu’elle est « d’autant moins semblable à celle de l’ancienne Rome qu’elle en est la corruption plus sensible ; et si elle lui ressemble en quelque chose, ce n’est pas tant qu’une fille ressemble à sa mère, qu’un singe ressemble à l’homme, sans avoir rien de ses qualités et de sa nature » (5). Au contraire la langue française, provenant d'hommes « qui sont naturellement brusques et qui ont beaucoup de vivacité et de feu », aurait égalé la langue latine « dans le style et dans le caractère de majesté, de politesse, de pureté et de bon sens » (6).
Aujourd’hui ces boutades ne font plus de mal, et elles nous amusent. Mais pour les lecteurs étrangers, surtout italiens, elles constituaient alors une provocation et une insulte. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait cherché à lui répondre ; en particulier Muratori et surtout le comte Orsi, en Italie, ont relancé la polémique (7). Toutefois il nous demeure difficile de comprendre comment un homme comme le P. Bouhours, qui tenait beaucoup à la politesse, pouvait s’accommoder de ce jeu, et comment les autres ont pu le prendre au sérieux et le croire.
Le doute se dissipe si, renonçant à chercher dans ses livres une pensée critique, on n’y découvre qu’un décor et une mise en scène, destinés à mettre en évidence le prestige que la langue française aurait acquis dans toute l’Europe. Les lecteurs n’avaient pas à être persuadés, puisque la langue française non seulement se trouvait à la porte de leurs nations, mais aussi dans leurs cours royales, devenue « langage courtisan ». Sous cet angle, les livres du P. Bouhours n’étonnent plus : ils cherchent à exalter le triomphe de la langue française, ils sont le panégyrique de cet exploit épique que les philosophes et les linguistes avaient entrepris pour la pureté de la langue française et pour sa domination en Europe.
Rhétoricien et styliste, le P. Bouhours n’en est pas moins demeuré orateur sacré, puisque la trame qui supporte l’ensemble des éloges reproduit le schéma théologique de l’effusion de l’Esprit. Le français excelle par son esprit. Sans doute les autres langues ont-elles aussi leur esprit, mais celui qui anime le français porterait en lui l’héritage de la culture donnée à l’Europe à travers la Grèce et Rome. « Le siècle présent est pour la France ce que le siècle passé était pour l’Italie : on dirait que tout l’esprit et toute la science du monde sont maintenant parmi nous, et que tous les autres peuples sont barbares en comparaison des Français » (8).
« Barbares » signifiait que les autres langues n’étaient pas parvenues à conduire leurs peuples à la perfection d’homme, laissant subsister en elles quelques traces d’animalité. En effet, « les Chinois chantent, les Allemands raillent, les Espagnols déclament, les Italiens soupirent, les Anglais sifflent... Il n’y a proprement que les Français qui parlent » (9).