u commencement du XVIII° siècle, lorsque Vico écrivait le De ratione, la langue française représentait à elle seule un des événements du siècle, rejoint seulement par la nouvelle science. Parvenue à la perfection du grec et du latin, elle s’était haussée au dessus des autres langues européennes par « la netteté et la pureté de son style... la propriété des mots et des phrases, l’élégance, la douceur, la majesté, la force, et ce qui résulte de tout cela, l’air de grâce qu’on appelle je ne sais quoy » (46). Cette grâce correspondait à ce que Charpentier, Bouhours et d’autres ont appelé « esprit ».
En Europe, on était charmé par sa beauté, étonné par son rayonnement. Tous venaient en France – Leibniz, Locke, Galiani, Verri, Beccaria – pour apprendre à penser en français. On ne s’étonnait pas à cause des œuvres, bien qu’elles fussent grandes, mais à cause de la langue elle-même, qui correspondait à une exigence commune, adaptée aux esprits des peuples d’Europe. Ainsi la querelle suscitée par les nouvelles du P. Bouhours n’ont eu d’autre intérêt que de faire prendre conscience du fait nouveau.
Dans ce siècle s’est produit un événement semblable à celui de la naissance du « stil nuovo » au Trecento, qui avait élevé la langue populaire toscane à la dignité de langue hautement poétique. À ce moment-là, on n’admirait pas tant les poèmes et la Vita nova de Dante que la langue dont on se servait et qui surgissait comme un miracle au milieu de la forêt des dialectes. Ce parallèle est d’autant plus significatif qu’il y a eu (comme nous l’avons vu) une continuité entre la langue française et le De vulgari eloquentia de Dante.
L’existence de la langue française comme langue européenne mettait en un certain sens en échec le projet de Valla (47), mais elle accomplissait celui de Dante, en lui apportant une modification profonde. En effet, bien qu’exclusivement occupé par la langue vulgaire italienne, Dante avait poursuivi sa recherche en parallèle avec celle du français et du provençal, reconnaissant dans la première, avec une intuition géniale, une prééminence en prose (48). Or la langue construite par les ateliers français était avant tout un instrument de prose. Elle était apparue belle, parce qu’elle s’achevait au moment où la poésie s’était éteinte.
« Poètes, les Français ne l’étaient pas, leurs oreilles étaient fermées à l’éclat, à la douceur des mots, et leur âme avait perdu le sens du mystère » affirmait opportunément Hazard (49). La question se pose de savoir si ce caractère affectait seulement les gens, ou aussi la langue. Sans doute, dans la mesure où elle répondait à cette exigence, elle pouvait apparaître comme un instrument de prose. Ainsi la tension entre les deux langues s’explique-t-elle en ce que l’une semble maître pour la poésie et l’autre pour la prose. Dante ne s’y était pas trompé, même s’il a pris sur lui de ne pas considérer le caractère poétique de la chanson de geste. Ce problème attirera aussi l’attention de Vico.