e n’était pas par hasard que le mot « barbares » revenait sous la plume du P. Bouhours, qui ne faisait que reprendre et renverser le thème dominant de la culture humaniste. Selon lui, la barbarie et la politesse représentaient les termes d’une dialectique de culture traversant de siècle en siècle les nations jusqu’à son dépassement dans la perfection absolue de la langue française. Or le rôle de l’esprit était le même que les humanistes avaient reconnu dans l’élégance de la langue latine, qui conduisait les hommes de l’état de barbarie à celui des humanités. Ainsi, le mot « politesse » recouvrait-il celui de « humanitas ».
Les affirmations du P. Bouhours prenaient alors un sens hautement historique : le français était substitué au latin dans le rôle de langue civilisatrice. La querelle littéraire cachait sous le pétillement de son langage un des problèmes de l’histoire de notre culture. Elle posait, en effet, la question de la communication et de la compréhension entre les peuples européens et – ce qui était le plus important – du projet idéal d’homme qui en supportait l’unité fondamentale. L’apparente comédie du P. Bouhours devenait l’enjeu d’un drame : la prise de conscience de la domination de la culture française, tournant décisif dans notre propre histoire.
Pour le comprendre, il faut remonter aux origines de l’humanisme, et plus particulièrement à l’œuvre de Valla, qui avait projeté une culture européenne sur la base du classicisme de la langue latine (10).
Non seulement Valla n’ignorait pas le grec, mais il en possédait une connaissance égale à celle du latin. Cependant son choix s’est fixé sur ce dernier en raison du rôle joué par la romanité dans l’histoire. Au Moyen-Âge, on avait associé le développement de la civilisation à la poursuite de l’empire. Il suffit de se remémorer les idéaux de Frédéric II, les perspectives gibelines de Dante, la culture romane issue de l’empire carolingien. En un certain sens, la culture avait été conditionnée par la conscience de l’empire, même chez Pétrarque, qui fut pourtant l’un des précurseurs de l’humanisme.
Or Valla avait rompu avec cette tradition, distinguant deux aspects dans la romanité : l’empire politique, fondé sur les conquêtes militaires, et l’empire culturel sur l’excellence de la langue latine. Il avait également affirmé que la langue latine avait été plus vivante et dominante à l’heure de l’écroulement de l’empire, la mort de celui-ci ayant entraîné l’apothéose céleste de celle-là. Ainsi la culture rayonnante du latin avait été délivrée du pouvoir politique. La Rome impériale avait cédé le pas à la Rome humaniste, transfigurée et céleste, dominant de façon spirituelle et durable l’Europe entière.
À travers elle, sans distinction de races et de nations, Italiens et Gaulois, Espagnols et même Allemands étaient tous des Romains. Au niveau de cette langue, tous les peuples d’Europe retrouvaient les motifs les plus profonds de leur unité culturelle. Au moment où ils furent dominés par les armées romaines, ils furent conquis par l’humanité de la langue latine qui, auparavant, avait subjugué les Romains eux-mêmes (11).
En raison de cette fonction civilisatrice, le latin prenait chez Valla un caractère sacramentel : « Magnum ergo latini sermonis sacramentum est » (12). Même en interprétant cette phrase selon le lexique du latin classique, elle offrait un sens étrange, sublime pour l’époque. Le latin devenait la langue sur la foi de laquelle les nations européennes prêteraient serment, se liant au peuple, dans une communauté de pensée et de parole.
Mais Valla dépassait ce sens, voyant dans le latin un instrument de grâce, relevant de Dieu. Tous les peuples en auraient eu conscience, parce que les latins comme les barbares, les étrangers comme les ennemis ont gardé cette langue saintement et religieusement, et nous nous souvenons de la fonction mnémonique exercée par la consonance des mots.
Il apparaît difficile de penser que Valla ne se soit pas référé à l’affirmation de Paul : « Sacramentum hoc magnum est, ego autem dico in Christo et in Ecclesia » (Ephés 5: 32), tant les deux propositions s’accordent. En fait, la langue latine, bien que détachée de l’empire, n’était pas laissée à elle-même, mais elle était supportée par l’Église qui pouvait, seule, en garantir la stabilité et la pérennité pour toutes les nations (13). Grâce à la religion chrétienne, elle n’était pas une langue morte, abstraite, réduite à une pure grammaticalité, mais elle demeurait concrète, historique, appartenant toujours à cette ville dans laquelle elle était née, la Rome chrétienne qui, précisément, avait surgi de la mort de l’empire. Ainsi, la condition céleste de la langue latine coïncidait-elle avec la nouvelle condition sociale de Rome. Son caractère de sacramentalité se chargeait d’un sens nouveau, sacré. Elle devenait le sacrement de la parole pour la communication, la compréhension et l’union des peuples.
L’esprit qui animait Valla n’a été ni pré-réformateur, ni entièrement catholique. Il était humaniste, tendant à une restructuration du catholicisme dans une perspective culturelle (14). S’il est exact que Valla a dénoncé et démontré la supercherie de la donation de Constantin, il est tout aussi vrai qu’il n’a pas remis en cause la papauté et son autorité. Il apparaît, cependant, que la fonction humaniste qu’il a confiée à l’Église s’est trouvée à l’origine de la critique laïque qui surgira plus tard. En déniant à l’Église toute prétention politique, il reconnaissait dans son langage une sacramentalité laïque, essentiellement culturelle, dont la finalité était mondaine.
Valla posait les fondements d’une réforme conduisant l’Église à sa reconversion à l’homme. Il n’envisageait pas un retour au Moyen-Âge, puisque alors non seulement on ne parlait pas « latinement », mais on ne parlait même pas latin (15). Sans doute recourait-on à la grammaire latine, mais en la séparant du lexique et du style de la tradition littéraire. Ce latin n’était qu’un langage barbare, impuissant à conduire l’homme à sa parfaite humanité. Le renouveau culturel impliquait une restauration du latin pour le conduire à nouveau à sa dignité de langue maîtresse de la culture.
Valla poursuivit cette entreprise à deux niveaux : tout d’abord par les Elegentiæ qui redécouvraient les champs sémantiques du classicisme ; ensuite par les Dialecticæ disputationes, dans lesquels il a recherché des fondements nouveaux pour la logique du discours (16). À ce prix seulement, le latin aurait pu devenir la langue spirituelle, sacramentelle, à laquelle Dieu a confié le rôle de communication entre les peuples. À juste titre, Camporeale souligne que, pour Valla, « le langage s’incarne dans la langue latine » (17). Ainsi les Elegentiæ, la pureté de cette langue deviennent le véhicule et l’enjeu de cette civilisation future.