’expression « nouvelle science », par laquelle on désigne la révolution philosophique et scientifique du XVI° siècle, n’a pas le même sens que celle de « science nouvelle » de la dernière œuvre de Vico. Au XVI° siècle, l’accent était placé sur l’attribut « nouvelle » pour bien marquer qu’on voulait rechercher à la science des fondements nouveaux. Le but était épistémologique. Au contraire Vico, en inversant les termes, avait cherché à créer une science nouvelle, différente de celles déjà existantes. Toutefois, en affirmant dans le De ratione, que la finalité de la méthode moderne était la veritas, il entendait parler de la nouvelle science dont les premiers artisans étaient pour lui Galilée, Bacon et Descartes.
Au chapitre précédent, j’ai fait allusion à la nouvelle science, la rattachant au mouvement de révolte contre l’esprit du Concile de Trente. Ce n’était pas sans raison. Motivé par la volonté d’arrêter la Réforme, le Concile de Trente avait eu aussi une très vaste ambition, en voulant refonder les assises générales de la culture. L’humanisme, lui aussi, assumé cependant auparavant par Rome, ne pouvait pas échapper à la condamnation.
Trois courants philosophiques avaient dominé la culture humaniste : l’aristotélisme à tendance logico-scientifique de l’université de Padoue, le platonisme de l’académie de Florence et le naturalisme anti-aristotélicien de l’école de Naples. En dépit de leur orthodoxie avouée, ces trois écoles avaient des opinions fondamentalement hérétiques. L’université s’était placée dans le sillage d’Avicenne, niant l’immortalité de l’âme individuelle. L’académie, malgré son mysticisme et ses finalités théologiques, se fondait sur une conception du libre-arbitre qui faisait de l’homme le médiateur dans l’univers des êtres ; la médiation du Christ n’apparaissait concevable que dans le cadre de celle exercée par l’homme lui-même. L’école de Naples ne reconnaissait comme fondement de la vérité que la science de la nature. Trois écoles et, entre autres, trois hommes de grande envergure : Pomponazzi, Ficino et Telesio.
L’Église avait déjà condamné le néo-aristotélisme au concile de Latran (1). Le naturalisme napolitain avait été mis à l’index à la mort du maître. Dans le décret sur la justification, le concile de Trente avait rejeté aussi bien l’humanisme démiurgique que les thèses de la Réforme. Par l’inquisition, le concile bannit aussi les trois mouvements humanistes, les pourchassant sans répit.
Dans cette lutte, la théorie de la double vérité parut apporter un apaisement. Elle avait jadis été employée parce qu’on pensait, en vertu de la tradition platonico-agostinienne, que la révélation était un ordre de vérité supérieur à celui de la nature. Cependant, dans la période à laquelle nous nous référons, la question se présentait avec une acuité nouvelle, car on affirmait une opposition entre philosophie et foi, voire une contradiction. La recherche d’une nouvelle interprétation de la célèbre distinction s’imposait.
Chez Bruno cette recherche, liée au problème de sa propre existence, devint un de ses principaux soucis. Issu de l’école de Naples, mais indépendant de tout maître, il avait dû vivre en exil. Sa liberté de pensée suscitait partout la même opposition, de Naples à Padoue, de Padoue à Genève, de Genève en Angleterre, d’Angleterre à Paris, de Paris à Wittemberg. Chez les luthériens, il se trouvait à l’aise, car il jouissait en tant que professeur d’une liberté totale de pensée, à l’opposé du calvinisme genevois qui s’était montré, par son dogmatisme et son étroitesse d’esprit, pire que l’Église romaine (2).
Mais tout oiseau est poussé par l’instinct du retour... Il pensait, cette fois, pouvoir retourner en Italie sans crainte, ayant découvert un fondement acceptable à la distinction entre la philosophie et la théologie. Il affirmait que « dans les livres divins mis au service de l’intellect, il ne fallait rechercher ni des démonstrations, ni des spéculations sur les problèmes de la nature comme s’il s’agissait de philosophie, mais seulement des lois, tendant à ordonner nos actions morales et à aider notre intelligence et notre sentiment ». En les donnant, Dieu a agi en « législateur », venant à la rencontre du peuple ignorant de la philosophie (3). Bruno avait compris la relation entre la science et la théologie dans le cadre de la distinction cicéronienne de la philosophie et de l’éloquence, l’une se plaçant au niveau de l’être, l’autre de la communication (4).
Ce rapprochement aurait pu apparaître aisé, sans le poids de la tradition théologique, fondée sur le conceptualisme, surtout après Thomas d’Aquin. Bruno avait eu un coup de génie. Désormais la foi devenait concevable au seul niveau de la communication entre les hommes par une valeur éthique, et non poétique. Elle se rapportait à l’existence, laissant à la science la connaissance de la vérité. La thèse inspiratrice de Spinoza et de Kant était déjà entrée dans l’histoire.
Convaincu qu’elle aurait permis au philosophe la liberté nécessaire de pensée, Bruno estimait pouvoir mettre sa philosophie au service de l’Église. Galilée le suivra dans cette illusion. Sa condamnation lui a montré que les théologiens n’étaient pas disposés à se reconnaître comme des rhétoriciens. Les propositions hérétiques tirées de ses œuvres s’appuyaient toutes sur la théorie de la double vérité, qui constituait l’unique chef d’accusation.
Si, dans le procès de Venise, Bruno s’est montré plus préoccupé de son salut que de la vérité, dans celui de Rome, au contraire, tout en acceptant les propositions incriminées, il plaida non coupable n’ayant pas parlé ni écrit en théologien (qu’il avoua n’avoir jamais été), mais en philosophe (5). Lorsque, dans les coulisses, on le persuada de plier pour obtenir la vie sauve, il ne céda pas, parce qu’il s’agissait pour lui d’affirmer un principe plus cher que son existence. Finalement, il a retrouvé pour lui-même et pour les autres cette liberté de penser sur le bûcher du Campo dei Fiori.