ico avait tenté, dans les Discours, d’esquisser une synthèse de l’humanisme et du cartésianisme. Il n’avait vu en eux que des mouvements complémentaires qui, en s’inspirant de l’oracle de Delphes, conduisaient à la conscience de soi, le premier par la philologie, le second par la philosophie. Son souci étant culturel, Vico s’était alors contenté de souligner leur complémentarité sans chercher à mettre en évidence leurs oppositions(1). Aussi n’avait-il pas cherché à savoir si le système cartésien pouvait supporter un tel voisinage. Ses paroles avaient été plus pédagogiques que théoriques, et il n’avait pas cherché à en connaître l’efficacité auprès de ses élèves. Les mots-clés de ses exhortations oratoires, « vérité » et « dignité », montraient qu’il entendait orienter les jeunes vers l’humanisme et vers la critique cartésienne.
Mais les jeunes, comme nous l’avons constaté, ne semblaient pas répondre à son appel. Aussi, à partir du De ratione, Vico prit conscience qu’un affrontement entre les deux courants était nécessaire s’il voulait que l’un ne fit pas obstacle à l’autre. Dans cette œuvre apparurent les tensions qu’il avait prudemment contenues, et l’accord qui semblait acquis devint l’objet d’une recherche laborieuse et passionnante ; car même si Vico n’entendait pas remettre en question la critique cartésienne en la confrontant à l’humanisme, il a été amené à la limiter dans ses prétentions méthodologiques.
À ce propos, on peut se demander comment Vico a pu donner du cartésianisme une interprétation lui permettant de le critiquer sans le renier. Or le De ratione ne contient pas de texte concernant directement le cogito. Cependant cette assimilation personnelle du cartésianisme reste sous-jacente à l’œuvre, et il serait fâcheux de ne pas chercher à la faire ressortir. Parmi les textes vichiens concernant le cogito, l’un d’entre eux semble refléter une telle approche : celui d’une annotation que l’auteur avait ajoutée à la dernière édition de la Science nouvelle et qui remonte – fait curieux à première vue – à 1731. Quoi qu’écrite à une époque tardive, cette glose contient la démarche personnelle critique à laquelle Vico est toujours resté fidèle.
Il convient de rappeler qu’à la suite de Platon et d’Aristote, les philosophes de la Renaissance, tels Ficino et Campanella, avaient employé le doute dans leur recherche épistémologique. Vico n’a jamais considéré l’approche critique par le doute comme la propriété exclusive de Descartes. Selon la tradition philosophique, il a recherché son propre itinéraire critique, par lequel il a osé se mesurer avec le grand philosophe français.
Ce texte nous permet donc de connaître le fondement de l’attitude critique de Vico et les limites de son adhésion au cartésianisme, à la lumière de sa propre compréhension philosophique du problème de la certitude. Il se trouve, en effet, d’accord avec la démarche cartésienne, mais il en dénonce aussitôt les déviations, prenant son processus pour modèle. Sa critique de Descartes a donc été modérée et éloignée de la contestation radicale du De antiquissima italorum sapientia.
J’ai pensé étudier ce texte à partir de la tension à l’égard du cogito cartésien, pour mieux comprendre à la fois les raisons profondes qui justifiaient la rupture cartésienne et les fondements philosophiques qui autorisaient Vico à entreprendre son œuvre de conciliation.
« Ainsi, les philosophes ne doivent reconnaître en métaphysique aucun vrai qui ne relève de l’être véritable, qui est Dieu. René Descartes l’aurait sans doute reconnu s’il avait prêté attention au doute porté sur son propre être. Car si je doute d’être ou non, je doute sur mon être véritable, que je ne pourrais pas rechercher si le véritable être n’existait pas. Il est, en effet, impossible de rechercher une chose dont on n’a aucune idée. Or, puisque je doute de mon être, et non de l’être véritable, l’être véritable est réellement distinct de mon être.
En effet, mon être est limité par l’espace et le temps qui le déterminent. C’est pourquoi l’être véritable est incorporel, au-delà de l’espace et du temps, qui est mesure de l’espace selon la succession du mouvement. En conséquence de ce que nous venons de dire, l’être véritable est éternel, infini et libre.
S’il avait agi en bon philosophe, René Descartes serait parti d’une idée très simple qui exclut toute composition, telle que celle de l’être. C’est pourquoi Platon, mesurant le sens des mots, avait appelé la métaphysique ontologie, c’est à dire la science de l’être. Méconnaissant l’être, Descartes veut connaître les choses à partir de la substance qui est un mot impliquant une relation entre un "dessous" et un "dessus", dont l’un supporte et l’autre est supporté » (2).