es recherches que Vico a poursuivies sur les langues française et italienne impliquaient, outre la philosophie du langage, des problèmes métaphysiques. Pendant la Renaissance et le Baroque, on s’était interrogé sur le rapport du style avec les choses, afin de saisir la valeur ontologique du langage et de l’art.
Concernant la première des deux formes de style, celle par laquelle le discours s’ordonne à la pensée (dianoia), la solution apparaissait clairement, car la pensée ne pouvait que se rapporter à la chose.
Au contraire, elle ne l’était pas pour la seconde forme car, en ne visant que l’œuvre, elle était plutôt destinée à mouvoir les esprits qu’à signifier les choses, son but étant d’enjoliver et de plaire. On y voyait un revêtement servant de décor et d’ornement à l’élocution, ou un moyen d’efficacité pour la persuasion oratoire. Aussi semblait-elle s’évanouir aussitôt qu’on s’enquérait de sa valeur ontologique. En effet, à quoi pouvait-elle correspondre, si elle ne se situait pas en relation avec la pensée ?
Tous étaient d’accord pour affirmer qu’elle se référait au vraisemblable, l’inscrivant ainsi dans le cadre de la théorie aristotélicienne de la poésie. Pour le philosophe grec, celle-ci était définie comme une représentation de l’être « possible », c’est à dire tel qu’il aurait pu exister concrètement selon les données de l’expérience commune (1). Les hommes de la Renaissance et du Baroque employaient le mot « idole », car ils voulaient signifier ainsi que la poésie n’était qu’une imitation, et qu’elle se rapportait à la chose par une relation de vraisemblance et non de vérité. Comme la poésie, tous les arts étaient producteurs d’idoles, les arts imitatifs aussi bien que les arts techniques (2).
Étant donné le rôle important joué par les arts dans les époques de la Renaissance et du Baroque, il n’est pas surprenant que celles-ci apparaissent concernées davantage par la représentation du vraisemblable que par la recherche de la vérité. Les origines de l’humanisme le confirment.
Sans doute les humanistes se sont-ils intéressés à la forme tout autant qu’au contenu, mais il s’agissait précisément d’un contenu lié au style, découvert par la saisie de la forme. C’était un des points de rupture avec le Moyen-Âge. Tandis que les grands théologiens du XIII° siècle avaient cherché à comprendre la pensée des philosophes grecs en la dépouillant de son langage et en la soustrayant aux conditions historiques, les humanistes se sont rapprochés avant tout de leur langue et du style, en replaçant la pensée dans son propre contexte d’écriture. Ainsi n’ont-ils manifesté d’intérêt pour la pensée qu’au moyen de la recherche philologique.
Ils s’éloignèrent donc de la métaphysique, et d’ailleurs sans regret, pour n’étudier que les œuvres. Ils perdirent, sans doute, la vision ontologique des essences, mais ils réussirent à considérer les écrivains comme des personnes vivantes. La rencontre des hommes remplaça la contemplation de la nature des choses. Malgré la perte de la métaphysique, l’attention portée sur le concret humain fut un acquit révolutionnaire qui marqua la nouveauté des temps.
De la fin du Moyen-Âge au XVIII° siècle, l’homme a progressé, en découvrant les zones multiples du domaine du vraisemblable, tout d’abord par l’occanisme, la philologie humaniste et la découverte de la politique, de l’économie et de l’histoire, ainsi que par l’intérêt porté à la méthode et à l’érudition. Même le probabilisme et la casuistique s’inscrivirent dans cet esprit. Délaissant la veritas, les humanistes avaient été attirés par la dignitas hominis.
Les temps creux comme les crises de l’humanisme et du Baroque s’expliquent par l’écart qui s’était produit entre la perte du transcendantal et l’absence d’une nouvelle restructuration de la vie et du savoir sur cette perception de l’être. D’où l’importance des querelles esthétiques qui manifestaient les interrogations refoulées sur l’homme. Il est intéressant de rappeler le problème posé sur la poésie et sur l’art. Qu’est-ce que la chose (res) poétique et picturale ? En d’autres termes, y a-t-il de l’être dans le vraisemblable produit par la peinture et la poésie, comme par les autres arts ?
Aristote avait parlé du « possible », mais puisque les personnages n’apparaissaient que sur la scène ou dans les écrits, ils n’existaient pas mais faisaient le simulacre d’exister. Ainsi l’être de l’art n’était-il qu’apparence illusoire. Quelle puissance dans cette illusion ! L’homme s’y révélait de façon beaucoup plus libre que dans la recherche de la vérité, parce qu’il s’affranchissait, en les dominant, des lois de la nature. Qu’importe s’il était faiseur de fables et s’il donnait une existence fictive ou fausse, puisqu’il pouvait rivaliser avec Dieu lui-même, qui se montrait dans sa création soumis aux exigences du vrai !
Certes, tous n’étaient pas de cet avis. D’autres voulaient que l’œuvre soit au moins assujettie aux convenances du « croyable » topique, même quand elles étaient logiquement impossibles. Aristote leur offrait encore une formule suggestive : l’« impossible croyable » (3). Rendre croyable l’absurde ! N’était-ce pas faire du poète et de l’artiste un démiurge capable de créer des êtres « merveilleux et sublimes » ?
Mais pourquoi – insistaient en retour les autres – s’arrêter aux limites du « croyable » ? Il fallait créer des idoles tout à fait libres des conditions imposées non seulement par la logique, mais aussi par la topique. On parviendrait alors à rendre possible l’incroyable au même titre que l’absurde. Ainsi la poésie et l’art deviendraient-ils créateurs de l’objet et de son espace, qui surgiraient de la dimension négative de l’absurde et de l’incroyable. Le problème du vrai et du faux poétiques se situait au-dessus du vrai et du faux, du croyable ou de l’incroyable, rejoignant le sublime. Il n’était définissable que par rapport à lui-même.
Ces problèmes avaient été également soulevés par Vico, que nous retrouverons plus tard parmi les défenseurs de l’incroyable possible. Dans cette page du De ratione, il a abordé le problème du vraisemblable à un niveau plus fondamental, dans le cadre des considérations sur les langues française et italienne. Si la première est déterminée par la relation à la pensée, ou « vérité », et l’autre par la forme ne se rapportant qu’au vraisemblable, qu’est-ce que le vraisemblable ? Nous retrouvons au niveau philosophique le problème que nous avons déjà examiné au niveau de la critique du style. Ramenant la querelle à son véritable problème de fond, Vico a voulu indiquer le point de départ d’une critique en profondeur des deux méthodes.