a remise en question de la méthode géométrique, comme le caractère littéraire et rhétorique de sa démarche, pourraient laisser croire que Vico avait eu en aversion les mathématiques, s’opposant ainsi à la tendance scientifique des temps modernes. Rien ne serait plus faux. Avec les fondateurs de la science nouvelle, et en accord avec l’esprit de son siècle, il a affirmé que « par rapport aux autres sciences qu’on a l’habitude d’appeler subalternes, la géométrie et l’arithmétique sont vraies au plus haut degré, s’offrant ainsi comme modèles exemplaires de vérité » (1).
Sa critique n’a donc point visé les mathématiques, mais la méthode analytique par laquelle elles avaient été comprises, ainsi que la prétention de celle-ci à être valable pour toutes les autres disciplines. En s’enquérant des motivations de la lutte entreprise par Vico contre la méthode géométrique dans la culture, apparaît la conviction qu’elle aurait éteint le génie créateur du peuple, ainsi que la crainte d’une fausse conscience scientifique (2).
Vico a ainsi été soucieux de préserver l’imagination créatrice et la valeur scientifique de la connaissance. Or cette double exigence a inscrit Vico, surtout dans la première période de sa démarche, dans le courant de la pensée galiléenne, dont il est devenu au niveau philosophique le premier interprète.
Il convient de se rapporter à la métaphore du livre dont il a été question au troisième chapitre. Charnière dans le problème de l’interprétation des Écritures, cette métaphore avait également servi à Galilée à préciser le rôle des mathématiques en face de la philosophie. Il avait remarqué que cette connaissance, appelée philosophie de la nature, n’était qu’une interprétation des phénomènes naturels à la lumière d’une parole étrangère : les Écritures et les systèmes de philosophie, tels que l’aristotélisme et le platonisme. Elle n’était donc pas science, mais rhétorique.
Au terme de sa longue marche, l’humanisme avait amené l’homme à marquer le pas devant la nature qui restait encore un mystère. Connaisseur de multiples systèmes, il demeurait ignorant des lois de la nature ; sachant lire les livres écrits par les hommes, il se montrait impuissant à déchiffrer le livre écrit par Dieu, dont il ignorait la langue. D’avoir recouru à la parole humaine manifestait son ignorance de l’univers.
Affirmer que cet univers est écrit en langue mathématique relevait des deux intuitions fondamentales suivantes : la compréhension des mathématiques sur le modèle du langage et la définition de l’univers comme un ensemble de phénomènes s’articulant sur des rapports mathématiques. La lecture du livre de la nature impliquait donc la réduction des phénomènes à des schémas mathématiques, comme des paroles à des syntagmes formulés à partir de la possibilité combinatoire de la langue.
Cette découverte était beaucoup plus importante pour la science que l’emploi des lunettes dans l’observation astronomique, parce qu’elle offrait la possibilité de lire des phénomènes observés. Elle était comparable à la constitution de la logique formelle par Aristote et de la géométrie par Euclide, qui avaient dévoilé les lois permanentes de l’articulation de la pensée. Galilée avait découvert l’impact de ces lois dans la connaissance du réel ; ce qui lui a fait défaut, c’est la compréhension philosophique de cette méthode qui demeurait hors de ses perspectives et étrangère à son génie.
La réflexion de Vico sur la pensée de Galilée s’est révélée d’autant plus philosophique qu’il n’était ni mathématicien ni physicien. Il importe de souligner qu’il a suivi Galilée dans sa méthode mathématique autant que dans sa façon de concevoir le rôle de la philosophie et de la culture. À cet égard, il n’a pas porté contre Galilée l’accusation de rupture qu’il avait formulée contre Descartes. Cependant, le savant Florentin avait contesté l’aristotélisme et le recours à toute autorité pour l’interprétation de la nature.
Cette exclusion soulignait les limites de la culture plus qu’elle ne la rejetait. En effet Galilée, tout en reconnaissant la fonction de vérité du seul langage mathématique, avait vu dans la philosophie et dans la rhétorique une fonction culturelle nécessaire à la perfection de la conscience humaine. Pour lui, l’homme était capable de connaître les phénomènes de la nature, mais il demeurait incapable d’en saisir l’être. Ne l’ayant pas créée lui-même, il ne pouvait qu’en parler dans le cadre de la destinée de son existence. Plus certaines au niveau de la vérité, les mathématiques demeuraient cependant inférieures à la philosophie quant à leur impact sur l’existence.
Vico est demeuré solidaire de ce schéma de pensée. Ses recherches sur la topique ont abouti à une logique qui fondait le langage non mathématique de Galilée et lui donnait l’ingenium pour sujet. Il lui restait à rechercher le fondement des mathématiques, il l’a fait en poursuivant ses recherches logiques au niveau du jugement, en passant d’une topique rhétorique à une topique transcendantale, afin de résoudre le problème de la vérité qu’il avait laissé en suspens.