n se rapportant à l’expérience mathématique cartésienne, Vico a observé avec un certain humour que les anciens mathématiciens y étaient considérés comme des Davi, prêtres qui avaient gardé secrète leur invention, tandis que la méthode avait dévoilé le mystère, faisant des mathématiciens modernes des Œdipe, révélateurs d’énigmes (17). L’invention mathématique est alors devenue accessible à tous.
Cependant Vico s’est demandé si, en enfermant les mathématiques dans une méthode, Descartes n’avait pas fermé le chemin à leur invention. Convaincu que la méthode poussait les esprits à la facilité et à la prétention, il craignait aussi qu’elle les empêchât de revenir à l’ingenium, source de l’invention. Cette conviction l’a conduit à approfondir les fondements philosophiques de la démonstration mathématique, en opposant sa méthode synthétique à l’analyse déductive cartésienne.
Je citerai un texte tiré du De antiquissima et se rapportant explicitement au De ratione : « Ainsi, dans la dissertation De nostri temporis studiorum ratione, j’ai cherché à montrer qu’on pouvait éviter l’inconvénient de la physique en s’adonnant à l’ingenium.
Cela a surpris quelqu’un déjà conquis par la méthode cartésienne. Or la méthode est l’obstacle à l’ingenium, puisqu’elle encourage dans les mathématiques la facilité, et sous prétexte de pourvoir à la vérité, elle éteint l’esprit de curiosité. Or la géométrie aiguise l’ingenium, non point lorsqu’on l’apprend par la méthode, mais lorsque livrée à la puissance de l’ingenium, elle est appliquée à différents domaines, à des rapports multiples, divers et inégaux.
Ainsi je voulais (dans le De ratione) qu’elle soit enseignée non point par voie analytique, mais par voie synthétique, afin qu’elle établisse par composition une démonstration parvenant non à trouver, mais à établir la vérité des choses. En effet, trouver est l’effet du hasard, faire est le propre d’une intelligence active. » (18)
Je soulignerai avant tout, dans ce texte, l’intention de fonder la démonstration mathématique sur la « composition », à l’encontre de Descartes qui l’avait définie comme un processus déductif analytique. À vrai dire Descartes, dans la « Règle » XII, avait posé le problème de la possibilité d’une conscience par composition. Après avoir parlé de l’intuition, il a affirmé que la connaissance par composition s’effectue par impulsion, par conjecture ou par déduction. Dans les deux premiers cas, les connaissances sont vraisemblables et trompeuses ; mais la composition déductive est vraie si elle est nécessaire, c’est à dire si l’union de ses éléments se fonde sur des ressorts de nécessité (19).
Si l’on s’arrêtait dans ce passage à la surface du texte, on pourrait penser que Descartes a reconnu, à côté de l’expérience intuitive, un processus de connaissance synthétique, d’autant plus importante qu’elle serait déductive et a priori. Cependant, plus profondément, il n’en est rien, puisque la composition déductive n’est certaine que lorsqu’elle rejoint l’expérience intuitive ; en effet, les rapports de nécessité entre les idées ne sont connus que par évidence, c’est à dire par eux-mêmes.
« Il en résulte – a affirmé Descartes – que toute la science humaine consiste en une seule chose : avoir la vision distincte de la façon dont ces natures simples concourent ensemble à la composition des autres » (20). Ainsi le sujet n’est-il capable de composer par lui-même qu’en matière probable. Vis à vis de la vérité, il ne peut être qu’un contemplateur. En d’autres termes, Descartes a reconnu une synthèse a posteriori, mais non a priori. Au niveau du transcendantal, l’ego n’est que passif : il ne peut voir que des idées et des rapports entre des idées dont Dieu est l’unique auteur.
Mais alors pourquoi avait-il posé le problème de la connaissance en termes de « composition » ? Probablement parce que, dans les Règles, il avait reconnu la valeur logique du jugement. Ainsi a-t-il dû expliquer le processus d’une pensée qui, même compositive, aboutissait à la vérité, c’est à dire à ce qui est en moi indépendamment de la composition. À ses yeux, la vérité mettait en échec le jugement. Alors, pourquoi lui reconnaître une fonction logique ? Il ne lui restait qu’à l’écarter de la pensée pour le confier à la volonté.
Pour Vico, la valeur synthétique de la pensée était dictée par la cohérence du système. À ce moment il n’était parvenu à la retrouver que dans le domaine mathématique : la critique adressée à la méthode cartésienne, incapable de prouver la vérité, mais seulement de la « trouver », se fonde sur ce principe.
Par cette critique, Vico a paru rejeter sur la méthode les accusations que Descartes avait lancées contre l’invention topique, qu’il avait définie comme une méthode livrée à l’instinct et au hasard. Or cette rétorsion apparaît injuste, dans la mesure où Descartes a choisi la méthode analytique pour s’opposer à une méthode d’invention non dirigée. Elle serait aussi fausse, car la méthode déductive se poursuit de proche en proche par un enchaînement sans ruptures.
On comprend donc mal comment une telle méthode pourrait se laisser dominer par le hasard. Mais Vico a dû avoir ses raisons, puisqu’il connaissait bien les intentions de Descartes et le caractère de la méthode. Pour le comprendre, il convient de se rapporter à sa théorie du sorite, qu’il a interprété comme une force d’argumentation, axée sur des relations de proximité de cause à cause. Or cette forme n’est valable que si elle est appliquée à des matières qui la supportent, où la relation de proximité est un rapport de nécessité, ce qui est le cas des mathématiques (21).
Mais comment reconnaître qu’une telle relation de contiguïté est bien un rapport de nécessité ? Pour Vico, l’unique moyen est la création a priori de cette relation. Il a ainsi transporté le sorite de la déduction analytique à la déduction synthétique.
En effet, faisant abstraction de la synthèse a priori, il ne restait que deux possibilités de comprendre le sorite : ou bien le résoudre dans la structure du syllogisme à plusieurs termes moyens, comme l’avait compris Arnauld, ou bien se fonder sur son enchaînement, sans recourir à d’autre justification que l’interruption de sa progression, comme l’avait conçu – à mon sens – Descartes lui-même. La déduction ne serait que la succession sans interruption d’une suite d’intuitions.
En conséquence, selon la première interprétation, le sorite ne pourrait pas prétendre à la découverte de la vérité. Il tomberait sous la critique faite au syllogisme par Descartes : il ne pourrait pas être inventif, puisqu’il possèderait déjà à l’avance, dans la majeure, la vérité qu’il prétendrait découvrir. Mais dans le second cas le sorite – ainsi que je l’ai déjà dit par ailleurs – ne serait pas déductif, mais l’expérience d’une contiguïté sans faille. Mais comment l’esprit peut-il être sûr qu’entre des idées si apparemment reliées n’existe pas d’espace ? Et si, sous l’apparence de la contiguïté, il y avait des écarts ?
Vico a saisi l’esprit au moment où le processus déductif aboutit à la vision de substances simples. L’esprit se trouve alors en face de combinaisons qu’il n’a pas produites. L’enchaînement déductif s’est arrêté au moment de l’apparition des natures simples, et l’esprit n’a pas de recul pour savoir si cet apparaître au niveau de l’expérience est vrai. Mais comment pourrait-il prendre du recul si la pensée demeure soudée à l’intuition ? Passive, la pensée pensante n’a aucune possibilité de revenir à elle-même pour assumer critiquement l’idée ; elle est tellement dupe de l’objectivité qu’elle ne peut se connaître elle-même que comme idée-vérité.
L’évidence devient alors le signe de l’impossibilité de la pensée de dépasser l’écart qui la sépare de l’objet. La philosophie moderne a montré combien cet écart est étendu et complexe ! Il faut en conclure que, si l’enjeu du sorite est l’expérience de l’intuition, il est impossible de parvenir à une pensée démonstrative, puisque tout au long de la chaîne déductive la pensée ne pose pas la vérité, mais qu’elle la trouve. Le processus de la pensée n’est plus qu’un récit, reproduisant ce que l’esprit voit au niveau de son expérience.
Pour que les jugements nécessaires soient possibles, leur union – pour Vico – devrait être produite par le sujet. La déduction est valable, et elle est aussi une réduction à la pensée. Démontrer, c’est réduire à la pensée. Impossible au niveau topique, cette réduction devient la caractéristique de la pensée mathématique, dont les éléments sont création de l’ingenium. Le sorite mathématique est certain dans la mesure où, dans l’enchaînement déductif des idées, l’esprit prend conscience d’être créateur de leurs liaisons. Démontrer, c’est donc créer.