ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



La  rupture  cartésienne  et  la  naissance
d’une  philosophie  de  la  culture
dans  les  œuvres  juvéniles  de  J.-B.  Vico





Le  De  nostri  temporis  studiorum  ratione  (1708)



9-  Métaphysique  et  mathématiques






97- La démonstration
mathématique



Magnum Dictionarium, de P. Danet, 1691





Profil biographique de Jean-Baptiste Vico


INTRODUCTION


LES DISCOURS

Vico orateur

La connaissance de soi et la divinité de l’homme

Conscience éthique et conscience historique

La morale des intellectuels

La politique du pouvoir et la politique de l’autorité

Le droit de la guerre et la sagesse du Droit

La corruption de la nature et la méthode des études

La rhétorique des Discours et le projet philosophique de J.-B. Vico



DE NOSTRI TEMPORIS STUDIORUM RATIONE

Vue d’ensemble

La controverse des Anciens et des Modernes et la conscience historique

La nouvelle science

La controverse des langues

Langue et méthode

Le vraisemblable et le sens commun

Le « cogito » cartésien et l’interrogation vichienne du doute

Logique analytique et logique synthétique

Métaphysique et mathématiques
Pour une philosophie galiléenne
La mathématique universelle
  de Descartes
La réduction mathématique
La synthèse mathématique
  comme création
Le caractère linguistique des
  mathématiques
L’intuition mathématique
La démonstration mathématique
L’ouverture maligne du point


DÉMARCHE POUR UNE PENSÉE CRÉATRICE



BIBLIOGRAPHIE


n se rapportant à l’expérience mathématique car­té­sienne, Vico a observé avec un certain hu­mour que les anciens mathématiciens y étaient consi­dérés comme des Davi, prêtres qui avaient gardé secrète leur invention, tandis que la mé­thode avait dévoilé le mystère, faisant des mathé­maticiens modernes des Œdipe, révélateurs d’éni­gmes (17). L’invention mathématique est alors devenue ac­cessible à tous.
   Cependant Vico s’est demandé si, en enfer­mant les mathématiques dans une méthode, Des­cartes n’avait pas fermé le chemin à leur inven­tion. Convaincu que la méthode poussait les es­prits à la facilité et à la prétention, il craignait aussi qu’elle les empêchât de revenir à l’inge­nium, source de l’invention. Cette conviction l’a conduit à approfondir les fondements philosophi­ques de la démonstration mathématique, en oppo­sant sa méthode synthétique à l’analyse déductive car­té­sienne.
   Je citerai un texte tiré du De antiquissima et se rapportant explicitement au De ratione : « Ainsi, dans la dissertation De nostri temporis studio­rum ratione, j’ai cherché à montrer qu’on pou­vait éviter l’inconvénient de la physique en s’adonnant à l’ingenium.
   Cela a surpris quelqu’un déjà conquis par la méthode cartésienne. Or la méthode est l’obs­tacle à l’
ingenium, puisqu’elle encourage dans les mathématiques la facilité, et sous prétexte de pourvoir à la vérité, elle éteint l’esprit de curio­sité. Or la géométrie aiguise l’ingenium, non point lorsqu’on l’apprend par la méthode, mais lorsque livrée à la puissance de l’ingenium, elle est appliquée à différents domaines, à des rap­ports multiples, divers et inégaux.
   Ainsi je voulais
(dans le De ratione) qu’elle soit enseignée non point par voie analytique, mais par voie synthétique, afin qu’elle établisse par composition une démonstration parvenant non à trouver, mais à établir la vérité des cho­ses. En effet, trouver est l’effet du hasard, faire est le propre d’une intelligence active. » (18)

Je soulignerai avant tout, dans ce texte, l’inten­tion de fonder la démonstration mathématique sur la « composition », à l’encontre de Descartes qui l’avait définie comme un processus déductif ana­lytique. À vrai dire Descartes, dans la « Règle » XII, avait posé le problème de la possibilité d’une conscience par composition. Après avoir parlé de l’intuition, il a affirmé que la connaissance par composition s’effectue par impulsion, par conjec­ture ou par déduction. Dans les deux premiers cas, les connaissances sont vraisemblables et trompeuses ; mais la composition déductive est vraie si elle est nécessaire, c’est à dire si l’union de ses éléments se fonde sur des ressorts de né­ces­sité (19).

Si l’on s’arrêtait dans ce passage à la surface du texte, on pourrait penser que Descartes a re­con­nu, à côté de l’expérience intuitive, un processus de connaissance synthétique, d’autant plus impor­tante qu’elle serait déductive et a priori. Cepen­dant, plus profondément, il n’en est rien, puisque la composition déductive n’est certaine que lors­qu’elle rejoint l’expérience intuitive ; en effet, les rapports de nécessité entre les idées ne sont con­nus que par évidence, c’est à dire par eux-mê­mes.
   « Il en résulte – a affirmé Descartes – que tou­te la science humaine consiste en une seule cho­se : avoir la vision distincte de la façon dont ces natures simples concourent ensemble à la com­po­sition des autres » (20). Ainsi le sujet n’est-il capable de composer par lui-même qu’en matière probable. Vis à vis de la vérité, il ne peut être qu’un contemplateur. En d’autres termes, Des­car­tes a reconnu une synthèse a posteriori, mais non a priori. Au niveau du transcendantal, l’ego n’est que passif : il ne peut voir que des idées et des rapports entre des idées dont Dieu est l’unique auteur.
   Mais alors pourquoi avait-il posé le problème de la connaissance en termes de « composi­tion » ? Probablement parce que, dans les Rè­gles, il avait reconnu la valeur logique du juge­ment. Ainsi a-t-il dû expliquer le processus d’une pensée qui, même compositive, aboutissait à la vérité, c’est à dire à ce qui est en moi indépen­damment de la composition. À ses yeux, la vérité mettait en échec le jugement. Alors, pourquoi lui reconnaître une fonction logique ? Il ne lui restait qu’à l’écarter de la pensée pour le confier à la volonté.

Pour Vico, la valeur synthétique de la pensée était dictée par la cohérence du système. À ce moment il n’était parvenu à la retrouver que dans le domaine mathématique : la critique adressée à la méthode cartésienne, incapable de prouver la vérité, mais seulement de la « trouver », se fonde sur ce principe.
   Par cette critique, Vico a paru rejeter sur la méthode les accusations que Descartes avait lan­cées contre l’invention topique, qu’il avait définie comme une méthode livrée à l’instinct et au ha­sard. Or cette rétorsion apparaît injuste, dans la mesure où Descartes a choisi la méthode analy­tique pour s’opposer à une méthode d’invention non dirigée. Elle serait aussi fausse, car la métho­de déductive se poursuit de proche en proche par un enchaînement sans ruptures.
   On comprend donc mal comment une telle méthode pourrait se laisser dominer par le hasard. Mais Vico a dû avoir ses raisons, puisqu’il con­naissait bien les intentions de Descartes et le caractère de la méthode. Pour le comprendre, il convient de se rapporter à sa théorie du sorite, qu’il a interprété comme une force d’argumenta­tion, axée sur des relations de proximité de cause à cause. Or cette forme n’est valable que si elle est appliquée à des matières qui la supportent, où la relation de proximité est un rapport de néces­sité, ce qui est le cas des mathématiques (21).
   Mais comment reconnaître qu’une telle rela­tion de contiguïté est bien un rapport de néces­sité ? Pour Vico, l’unique moyen est la création a pri­ori de cette relation. Il a ainsi transporté le sorite de la déduction analytique à la déduction syn­thé­tique.

En effet, faisant abstraction de la synthèse a pri­ori, il ne restait que deux possibilités de compren­dre le sorite : ou bien le résoudre dans la structure du syllogisme à plusieurs termes moyens, comme l’avait compris Arnauld, ou bien se fonder sur son enchaînement, sans recourir à d’autre justifi­cation que l’interruption de sa progression, com­me l’avait conçu – à mon sens – Descartes lui-même. La déduction ne serait que la succession sans interruption d’une suite d’intuitions.
   En conséquence, selon la première interpréta­tion, le sorite ne pourrait pas prétendre à la dé­couverte de la vérité. Il tomberait sous la critique faite au syllogisme par Descartes : il ne pourrait pas être inventif, puisqu’il possèderait déjà à l’avance, dans la majeure, la vérité qu’il préten­drait découvrir. Mais dans le second cas le sorite – ainsi que je l’ai déjà dit par ailleurs – ne serait pas déductif, mais l’expérience d’une contiguïté sans faille. Mais comment l’esprit peut-il être sûr qu’entre des idées si apparemment reliées n’existe pas d’espace ? Et si, sous l’apparence de la conti­guïté, il y avait des écarts ?

Vico a saisi l’esprit au moment où le processus déductif aboutit à la vision de substances simples. L’esprit se trouve alors en face de combinaisons qu’il n’a pas produites. L’enchaînement déductif s’est arrêté au moment de l’apparition des natures simples, et l’esprit n’a pas de recul pour savoir si cet apparaître au niveau de l’expérience est vrai. Mais comment pourrait-il prendre du recul si la pensée demeure soudée à l’intuition ? Passive, la pensée pensante n’a aucune possibilité de revenir à elle-même pour assumer critiquement l’idée ; elle est tellement dupe de l’objectivité qu’elle ne peut se connaître elle-même que comme idée-vérité.
   L’évidence devient alors le signe de l’impossi­bilité de la pensée de dépasser l’écart qui la sépa­re de l’objet. La philosophie moderne a montré combien cet écart est étendu et complexe ! Il faut en conclure que, si l’enjeu du sorite est l’expé­rience de l’intuition, il est impossible de parvenir à une pensée démonstrative, puisque tout au long de la chaîne déductive la pensée ne pose pas la vérité, mais qu’elle la trouve. Le processus de la pensée n’est plus qu’un récit, reproduisant ce que l’esprit voit au niveau de son expérience.

Pour que les jugements nécessaires soient pos­sibles, leur union – pour Vico – devrait être pro­duite par le sujet. La déduction est valable, et elle est aussi une réduction à la pensée. Démontrer, c’est réduire à la pensée. Impossible au niveau topique, cette réduction devient la caractéristique de la pensée mathématique, dont les éléments sont création de l’ingenium. Le sorite mathémati­que est certain dans la mesure où, dans l’enchaî­nement déductif des idées, l’esprit prend con­science d’être créateur de leurs liaisons. Démon­trer, c’est donc créer.




Thèse soutenue le 22 juin 1974




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t312970 : 02/10/2017