l ne faut pas croire que, réduite aux limites de sa divisibilité, la matière puisse encore résister à l’esprit, puisqu’elle est indivisible. Ce serait oublier qu’elle s’opposait à la pensée parce qu’au terme de l’opération analytique, elle demeurait toujours divisible. Ainsi son indivisibilité indique la fin de sa résistance : elle n’est indivisible que par rapport à un esprit qui l’a traversée et qui l’a dominée. Il semblerait, cependant, que la fin de la divisibilité de la matière entraîne aussi celle de la fonction analytique de l’esprit. En effet s’il n’y a plus de matière à diviser, il n’y aura pas lieu, semble-t-il, pour l’esprit de poursuivre son analyse.
Sans doute, si l’esprit n’était qu’analytique, cette réduction de la matière arrêterait-elle aussi sa fonction. Mais, pour Vico, l’analyse n’intervient qu’au terme du processus synthétique topique, en vue d’une nouvelle synthèse. L’analyse n’a d’autre but que de ramener la pensée à elle-même, après s’être extériorisée dans l’œuvre, car l’opération de réduction a brisé la résistance de la matière pour rendre l’œuvre topique, disponible à ce retour. L’analyse fait donc partie d’un mouvement circulaire de la pensée qui retourne à elle-même.
Il convient de parler de rencontre avec le sujet créateur d’où la pensée a pris le départ, plutôt que d’un arrêt de sa fonction. L’analyse se trouve en situation d’attente. Soulignons en outre que le processus analytique a produit dans la pensée un bouleversement profond. En effet l’analyse n’a pas seulement décomposé l’œuvre topique, elle a dû aussi s’accommoder d’un détour pour réduire la résistance de l’objet, en parvenant de la sorte à créer une nouvelle matière.
Il est surprenant que l’analyse ait pu aboutir à une création, alors qu’elle n’a qu’une fonction de séparation et de division. Elle a pu, toutefois, devenir créatrice, en s’élevant à la puissance maximale de sa fonction de division, qui égale celle du non-être. Elle a été créatrice dans la mesure où elle s’est exercée par un acte négateur, qui a couvert la divisibilité infinie de la matière. Le « point », le « un » et le « moment » deviennent le signe de la pénétration du non-être dans l’extension, le multiple et la succession (9).
Cette action négatrice de l’analyse implique aussi que la faculté topique n’a pas été créatrice : elle n’a rien fait d’autre que brider une matière qui lui était étrangère. La fin de la matière divisible rejoint donc la finitude de l’ingenium topique, qui avait manifesté des allures créatrices. Mais comment l’analyse peut-elle revenir à la pensée, si elle est porteuse d’une matière que l’ingenium topique est incapable de recevoir ? L’ingenium doit, pour cela, se dépasser en s’élevant, comme la fonction analytique, à la puissance maximale de sa propre possibilité de synthèse. De même que l’analyse a puisé son opposition dans la puissance négative de l’être, la synthèse doit pénétrer dans sa puissance positive. À une analyse infiniment négatrice ne peut correspondre qu’une synthèse infiniment créatrice.
La rencontre entre l’analyse et la synthèse s’opère ainsi au niveau de l’être, qui est dans l’esprit. L’analyse cesse dans la mesure où elle transfère son résultat à la puissance créatrice de l’ingenium, qui se trouve en présence d’une matière déjà vaincue par l’esprit, souple, transparente et disponible. La recevoir ne signifie pour l’ingenium que l’unir à sa possibilité opératoire, c’est à dire l’être. Ainsi, le « point », le « un » et le « moment » ne sont plus des termes négatifs, mais ils deviennent, dans leur indivisibilité, le support de l’être comme possibilité opératoire de la pensée. L’être s’individualise dans les signes de leur indivisibilité. Entité à double visage, ouverte négativement à la matière et positivement à l’être, elles offrent à la pensée pensante une dimension nouvelle, dans laquelle elle agit en Dieu créateur (10).