our reprendre le fil conducteur de la démarche vichienne, il faudrait tenir compte des chapitres que je n’ai pas traités, qui concernent les disciplines à caractère topique, telles que l’éloquence et la poésie, la prudence et la jurisprudence. Il faudrait aussi réunir les éléments pédagogiques épars dans les deux œuvres et en dégager les traits caractéristiques de l’homme nouveau qui constitue le projet de son entreprise de pensée. En dépit de ces lacunes, sans doute comblées dans la publication de l’œuvre, je pense que les études poursuivies permettent d’en comprendre l’axe fondamental.
La démarche de la pensée vichienne avait été motivée par la volonté de « concilier » le cartésianisme et l’humanisme, dont le point de rupture était représenté par l’image de l’homme créateur ; celle-ci constituait, sans doute, l’idéal des cultures humaniste et baroque, mais elle en marquait en même temps les limites.
Ayant parsemé leur chemin d’œuvres de génie, les deux cultures ont été, toutefois, incapables de s’égaler au niveau philosophique. Bien qu’elles aient produit des philosophies de grande envergure (il suffit de se rapporter à Thélèze et à Zabarella, Pomponace et Ficino, Bruno et Campanella), elles n’ont pas fait de l’homme créateur, modèle des œuvres d’art et de poésie, le centre de leur système. Ficino en avait eu la profonde intuition, mais sa philosophie s’est enlisée dans le platonisme. Tandis que le poète et l’artiste agissaient en créateurs, les philosophes sont restés soumis aux conditions d’une pensée incapable de devenir créatrice.
Un décalage est ainsi apparu entre la réflexion philosophique et l’intuition artistique. Lorsqu’ils réfléchissaient sur leur art, les poètes et les artistes définissaient leurs créations comme des imitations. Des schémas millénaires ont pesé sur la prise de conscience de soi et l’asservissement au statut d’une philosophie de la nature. Créateurs du verbe et des formes, ils sont demeurés figés dans des lois immuables lorsqu’ils contemplaient l’être ; de même, ils ont été frappés de stupeur devant le mouvement des étoiles et le pouvoir déterminant des coutumes, ainsi que le poids des intrigues humaines.
La limite que l’homme créateur avait fixée aux cultures humaniste et baroque devint le point de départ de la réflexion philosophique cartésienne, ce qui implique que Descartes n’avait pas rompu à la légère avec l’humanisme et le baroque, mais qu’il avait cherché à les comprendre en profondeur. Convaincu que leur échec était inévitable, Descartes l’a assumé comme le point de départ de sa démarche philosophique. Le doute cartésien fut un récit donquichottien de l’échec de la prétention philosophique de l’humanisme et du baroque. Ainsi il n’a pas pu aboutir à une pensée créatrice, celle-ci est demeurée intuitive. Le doute a rejoint la thèse de l’impossibilité d’une connaissance synthétique a priori, que Descartes avait défendue dans la Règle XII.
Dès sa première démarche, Vico a refusé d’accepter l’échec philosophique de l’humanisme et du baroque, mais il s’est aussi opposé aux visées intuitivistes du cartésianisme. Il s’est trouvé à la charnière des deux courants, poursuivant une réflexion philosophique à partir d’un point zéro de la culture. Son audace a été à la mesure de l’entreprise. En déclarant vouloir « concilier » les méthodes humaniste et cartésienne, il a adapté à son penchant conformiste un projet révolutionnaire et prométhéen. Il s’agissait d’amener les hommes à une conscience de soi qui les rendrait créateurs au niveau de la pensée pensante.