ico a espéré que le nouveau projet d’homme serait supporté par ces jeunes eux-mêmes auxquels il s’est adressé dans ses deux premières œuvres. Même si les jeunes l’avaient compris et suivi, il aurait été trop tard, car le XVIII° siècle s’était déjà acheminé vers la culture des Lumières.
Déjà, à partir de la fin du XVII° siècle, la méthode cartésienne s’était révélée incapable de répondre aux exigences épistémologiques requises par l’importance de plus en plus croissante des informations. En raison de son caractère déductif, elle se présentait toujours comme un modèle d’articulation de la pensée, mais elle se refusait à prendre en charge tout objet ne se laissant pas réduire à des principes d’évidence. Dans tous les domaines, dans les langues comme en philologie, dans la critique littéraire et artistique, dans l’histoire et dans l’économie, l’érudition demeurait dans l’attente d’une systématisation rationnelle.
À cette date, on a redécouvert Bacon, dont le Novum organum et le De augmentis scientiarum offraient des schémas logiques et épistémologiques rendant possible cette systématisation. L’union de la logique baconienne et de la méthode analytique cartésienne fut le creuset de l’esprit encyclopédique qui anima la culture des Lumières.
Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter à l’article de Diderot intitulé « Encyclopédie », qui constitue à bien des égards la charte de la nouvelle culture (1). Le cartésianisme y apparaît clairement comme l’exigence d’une pensée cohérente et déductive, unissant la clarté à la rigueur mathématique. Mais le support de l’organisation du savoir en système rationnel est constitué par la tripartition baconienne, correspondant aux trois facultés fondamentales de l’esprit : la mémoire, l’imagination et la raison, fondatrices respectivement des sciences historiques, des arts et de la philosophie.
Sans doute, lorsque Vico a écrit ses premières œuvres, l’encyclopédie n’était pas encore parvenue à une claire définition d’elle-même. Cependant elle constituait l’axe dominant de la culture, au moment où la langue française était devenue le moyen commun d’expression.
Quant à l’orientation générale, les deux premières œuvres de Vico semblent s’inscrire dans des perspectives illuministes. À leur manière elles reprennent l’idéal mathématique, et elles tendent à une vision unitaire des sciences, dans l’esprit de Pic de la Mirandole et de Bacon lui-même. Il faut aussi relever que l’influence de ce dernier y est déterminante, car le De ratione veut réaliser dans le contexte historique de la culture la visée encyclopédique du De augmentis scientiarum. Son projet encyclopédique précède donc d’une trentaine d’années celui de Diderot.
Cependant Vico ne fut pas, en réalité, un illuministe. S’il a accepté la tripartition baconienne, il y a apporté une profonde modification, l’insérant dans le cadre d’un autre statut logique. Alors que chez Bacon mémoire, imagination et raison s’ordonnaient sur une échelle hiérarchique de valeurs, dont la raison est le sommet, chez Vico leur ordonnance est brisée au moyen de l’ingenium qui devient le centre polarisateur de la mémoire et de l’imagination. Ainsi la tripartition a cédé la place à une dichotomie, constituée par l’ingenium et la raison.
Cette rupture montrait aussi que Vico avait abandonné la logique aristotélico-thomiste pour suivre celle de Cicéron, fondée sur l’opposition entre invention et dialectique ; cette dernière devint cependant chez lui celle de logique de la création et de logique du jugement. Ainsi, au moment où il paraissait adhérer à des perspectives illuministes, Vico s’en est détaché par une exigence d’imagination créatrice, qui n’a trouvé d’écho qu’à la fin de l’Encyclopédie. Quand, autour de lui, chacun recherchait une culture de l’esprit, il était à la recherche d’une culture de l’ingenium. Il se trouva enfermé dans une solitude qui prend aujourd’hui valeur d’une « époké » historique.