ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Ennio FlorisLa rupture cartésienne et la naissance
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708)6- Le vraisemblable et le sens commun |
62- Le vraisemblable |
Profil biographique de Jean-Baptiste Vico
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omme du vrai surgit la science et du faux l’erreur, ainsi du vraisemblable naît le sens commun » (4). Soulignons avant tout que, contrairement à la coutume, Vico définit le vraisemblable non en opposition au vrai, mais à un terme qui demeure inconnu dans le texte. Cependant, si l’on se réfère à Cicéron dont Vico semble s’être inspiré, il est permis de reconnaître que le terme opposé est « incroyable ». Or ce mot renvoie à Aristote, pour qui l’argumentation dialectique se fondait sur des prémisses « topiques », c’est à dire dont la validité relève du consensus universel. Nous reviendrons sur cette théorie. Une recherche plus approfondie est nécessaire sur l’expression « sens commun ». Puisque Vico s’est rattaché à la conception dialectique et rhétorique de Cicéron (5), mettant en confrontation le « vraisemblable » avec le « vrai », on aurait pu attendre qu’il écrivit : « Ainsi, du vraisemblable naît le jugement dialectique, ou topique ». Pourquoi cette expression « sens commun » qui, pourtant connue en philosophie, n’avait pas été employée en relation avec ce problème ? De plus, dans le langage ordinaire, elle était utilisée pour désigner le « bon sens » (6), c’est à dire ce qui était juste et raisonnable. Vico en avait donc changé la signification, ce qui avait comporté de sa part un travail d’analyse et d’interprétation des cultures qui en supportaient le sens primitif. Avant tout, ce texte nous renvoie à un passage du De Oratore, où Cicéron a établi un parallèle entre l’éloquence et les arts. L’éloquence, observait-il, n’a pas – comme les autres arts – des sources éloignées de nous, mais à la portée de tous, inhérentes au langage quotidien. Alors que les autres arts excellent dans la mesure où ils s’écartent de la compréhension du vulgaire, l’éloquence tire son prestige de la langue ordinaire. Dans le texte, le mot « sensus » est défini en opposition à la conscience réfléchie, docte ou savante. Il désigne la façon de penser populaire et commune, dont la règle n’est pas la raison, mais la coutume. De sa confrontation avec les arts, l’éloquence ressortait avec un prestige rehaussé. En effet, tandis que ceux-là s’appuyaient sur des axiomes spécifiques, l’éloquence se fondait sur les principes généraux du langage commun. Sans doute moins exacte et moins certaine dans la validité de son argumentation, elle possédait un rayon aussi vaste que le niveau d’universalité de la philosophie. Dans le même livre, en raison de cette universalité, Cicéron avait confronté les deux disciplines, même si la philosophie a pour but la recherche, et l’éloquence la compréhension de la vérité (9). Mais la compréhension du sens commun demeurerait incomplète si l’on ne cherchait pas aussi à se référer à la théorie aristotélicienne de la dialectique impliquée dans le mot « commun ». Contrairement à Platon, Aristote avait découvert dans la pensée des sophistes un des phénomènes les plus importants de la culture. Sans doute en a-t-il réfuté la valeur argumentative, mais pas l’attention qu’il a portée sur les situations concrètes : il n’avait pas pu ne pas reconnaître que les sophistes avaient mis l’accent sur le langage et sur les relations entre les hommes. Mais qu’est-ce que le probable ? Si l’on cherche à le définir rigoureusement, il signifie la valeur d’un jugement proportionnelle au jugement de vérité. Ce qui impliquerait que l’unique critère de la connaissance fut la vérité. Cependant, Aristote avait mis en lumière un autre élément, l’endoxa, c’est à dire la reconnaissance de la part de la collectivité. En d’autres termes, pour qu’une proposition soit probable, il convient que sa valeur soit reconnue par la majorité des gens, ou bien par tous les sages du peuple, ou par les accrédités d’entre eux (10). Ainsi la probabilité, en dépit du sens précis qui la conditionne à la vérité, comporterait deux relations : l’une, objective, proportionnelle au vrai ; l’autre à la conscience collective. Mais de ces deux relations, laquelle est prédominante ? Il semblerait que ce soit la seconde, ce qui confère à la théorie aristotélicienne sa profonde originalité. Aristote avait compris que la culture n'a pas de fondements identiques à ceux de la science puisque, dans cette dernière, le prédicat d’un sujet est affirmé ou nié en raison d’une liaison nécessaire et causale, alors que dans la première le jugement part de principes généraux, ignorant les causes qui en déterminent la relation. Or ce passage des principes généraux à une affirmation déterminée est rendu possible par le consensus commun. Aux axiomes, régissant dans chaque science l’argumentation apodictique, correspondent au niveau de la culture les « lieux » (topos) qui constituent un système de valeur. Ainsi la science est logique et démonstrative, alors que la culture est topique et dialectique (11). Il est impossible de reprocher à Aristote de ne pas avoir suffisamment pris en considération les jugements de valeur. Non seulement, il a complété les livres logiques par un traité sur la Topique et un autre contre les sophistes, mais il a aussi poursuivi son analyse par la Rhétorique et la Poétique. Néanmoins il peut paraître étrange qu’il n’ait pas cherché à donner à ses jugements un fondement psychologique et gnoséologique. On aurait dû trouver dans son système la place pour une faculté où les premiers principes seraient devenus opératoires, en deçà du processus déductif, par leur mise en relation avec les critères de valeur (topos) de la conscience commune. La théorie du « sens commun » attira tout spécialement l’attention de Thomas d’Aquin. Dans le commentaire au De anima (13), il s’est contenté d’interpréter le texte, sans y apporter de contribution personnelle. Par contre, il l’a soumis à une critique approfondie dans la Summa, après qu’il eut constaté que la fonction attribuée au « sens commun » était trop limitée. Chez l’homme, cette intentionnalité du « sens commun » est en relation avec l’intentionnalité de la raison. Ces deux intentionnalités se situent à deux niveaux différents : l’intention de la raison concerne les relations entre les universaux, l’intention du sens commun les relations entre les concrets particuliers. Il est impossible à la raison d’exercer cette fonction du sens commun : elle peut réduire les données des sens à l’idée universelle, mais non les coordonner pour la perfection de la vie du sujet. Le De ratione ne contient pas de définition globale du « sens commun » capable d’offrir une synthèse de ces trois traditions. On retrouve des références éparses dans des descriptions partielles du concept, quand Vico parle de la prudence, de l’éloquence, de la poésie, ou d’autres arts humains qui, à son avis, relèvent du sens commun. Par contre, des définitions globales interprètent et synthétisent ces trois courants dans les œuvres postérieures, par exemple celle-ci, tirée de la Science nouvelle première : « La sagesse vulgaire est le sens commun de chaque peuple ou nation, qui règle la vie sociale dans toutes ses actions, conduisant à un jugement de convenance à la lumière de ce qui, dans ce pays ou nation, est senti universellement par tous » (15). Dans ce texte, la relation à Aristote se manifeste principalement par le sentiment universel qui correspond au système topique des valeurs. Cicéron y apparaît aussi, car ce système de valeurs coïncide avec celui du peuple ou de la nation, ce qui autorise à l’assimiler à la coutume. Enfin la présence de Thomas d'Aquin est affirmée, en ce que le « sens commun » devient règle de vie, véritable raison de convenance, recherchant la perfection de la vie. |
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t312620 : 14/09/2017