ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


                              Auteurs Méthode Textes
  Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris



La  rupture  cartésienne  et  la  naissance
d’une  philosophie  de  la  culture
dans  les  œuvres  juvéniles  de  J.-B.  Vico





Le  De  nostri  temporis  studiorum  ratione  (1708)



6-  Le  vraisemblable  et  le  sens  commun






66- La rupture cartésienne
et la crise de l’humanisme



Magnum Dictionarium, de P. Danet, 1691





Profil biographique de Jean-Baptiste Vico


INTRODUCTION


LES DISCOURS

Vico orateur

La connaissance de soi et la divinité de l'homme

Conscience éthique et conscience historique

La morale des intellectuels

La politique du pouvoir et la politique de l'autorité

Le droit de la guerre et la sagesse du Droit

La corruption de la nature et la méthode des études

La rhétorique des Discours et le projet philosophique de J.-B. Vico



DE NOSTRI TEMPORIS STUDIORUM RATIONE

Vue d'ensemble

La controverse des Anciens et des Modernes et la conscience historique

La nouvelle science

La controverse des langues

Langue et méthode

Le vraisemblable et le sens commun
Des formes du style au
   vraisemblable
Le vraisemblable et le sens
  commun
Le sens commun et le vide
  dialectique
La négation du vraisemblable
  dans la méthode cartésienne
Les limites de la méthode
  cartésienne en face de la
  culture
La rupture cartésienne et la
  crise de l'humanisme


Le « cogito » cartésien et l'interrogation vichienne du doute

Logique analytique et logique synthétique

Métaphysique et mathématiques


DÉMARCHE POUR UNE PENSÉE CRÉATRICE



BIBLIOGRAPHIE


es études sur la formation de la pensée carté­sienne dans son contexte historique sont peu nom­breuses par rapport à celles qui cherchent à approfondir les thèmes philosophiques. Né de la rupture avec la littérature et les écoles de philo­sophie, le cogito cartésien a poursuivi son défi contre la tradition, même au niveau de l’histoire de la philosophie. Depuis notre jeunesse, nous avons été habitués à nous familiariser avec le cartésianisme dans un esprit d’initiation, pour entrer dans l’expérience immédiate de la pensée philosophique. Ainsi les Discours ou les Médi­tations perdent-ils à la lecture leur contexte cul­turel : ils hantent notre pensée pensante ! L’isole­ment dans lequel ils nous placent sert de signe d’avertissement pour que l’esprit abandonne toute autre activité que celle de la pensée.
   Sous cet aspect, la rupture cartésienne n’a qu’une fonction méthodologique. Il importe alors qu’après avoir pénétré dans le domaine de la philosophie, nous nous coupions du cartésianisme lui-même. S’il est nécessaire de rompre avec les livres et avec la culture, il nous faut aussi aban­donner Descartes, ce qui est la condition sine qua non pour que chacun rencontre son « je » pen­sant. Sans doute Descartes l’entendait-il ainsi !

Au temps de Vico, cette rupture n’a pas eu seule­ment une fonction méthodologique : elle a exigé de chacun de rompre avec la rhétorique et l’éru­dition pour créer une culture, et ainsi un idéal humain exclusivement philosophique. On voulait que les hommes existent à l'image du « je pen­se ». Or Descartes apparaissait comme l’homme qui avait réalisé cet idéal, premier philosophe qui, pour avoir rompu avec les écoles, n’avait eu d’autre maître que la philosophie elle-même.

À ce niveau se place la réaction de Vico. Il ne contestait pas la nécessité d’abandonner le sensi­ble pour penser philosophiquement, mais celle de se séparer de la culture. Descartes avait-il vérita­blement abandonné les auteurs, ainsi que le « livre du monde », comme il l’avait affirmé dans son discours ? Vico n’y a vu qu'une simulation sug­gérée par sa méthode. Ainsi les jeunes tombaient dans l’erreur quand ils croyaient qu’on pouvait devenir véritablement des philosophes sans ap­prendre !
   Pour démasquer cette illusion, Vico a tracé un portrait de Descartes tel qu’il s’était manifesté au long de son existence. Car « quoiqu’il ait dissi­mulé en paroles avec un art raffiné, il avait une connaissance très vaste de tous les systèmes de philosophie. Mathématicien parmi les plus re­nommés du monde, il vivait cependant une vie retirée et il était doué d’un esprit qu’on ne trou­ve que rarement dans chaque siècle.
   Lorsque quelqu’un possède ces qualités, il peut alors suivre son propre jugement, mais un autre qui ne les a pas n’en a pas le droit. Qu’on se souvienne à quel point Descartes avait lu Platon et Aristote, Épicure et Saint Augustin, Bacon et Galilée ! Qu’on médite aussi longtemps qu’il l’a fait pendant ses longues retraites, et le monde aura des philosophes pareils à Descartes. Mais si l’on reste asservi à son système, ou si l’on se fie seulement à ses lumières naturelles, on sera toujours inférieur à lui
 » (33) ».

Ces paroles laissent entendre que Vico n’a pas été réactionnaire dans son opposition et qu’il a pris le cartésianisme au sérieux. Il a même avoué qu’il était toujours prêt à présenter Descartes, ainsi que les cartésiens, en exemple aux jeunes, pourvu qu'on cessât de suggérer l’abandon des auteurs et des poètes. Sa recherche d’une métho­de du sens commun n’a exigé du cartésianisme que cette renonciation qui, à ses yeux, n’entamait pas la critique cartésienne.

Cette réaction vichienne oblige à nous interroger sur les motivations historiques de la rupture cultu­relle cartésienne. Comme je l’ai fait à propos de la langue française, il convient de chercher à la com­prendre en se rapportant à l’humanisme. En effet, si Descartes a voulu représenter dans le jeu de sa méthode les deux artisans du vraisemblable, l’hu­maniste et l’érudit baroque, sa rupture ne peut être comprise que comme réaction à ces deux courants culturels. Historiquement, elle fait donc partie de la dialectique de cette culture.

Les humanistes du Quattrocento avaient voulu marquer la nouveauté impliquée dans l’étude des anciens par la rupture avec le Moyen-Âge, qui avait été une civilisation éminemment métaphysi­que et qui puisait ses idéaux dans les modèles ontologiques. Sans doute s’était-on occupé de l’homme, de la morale, de la politique, mais tou­jours sub specie æternitatis. Au contraire les humanistes, soucieux du rôle qu’ils entendaient jouer dans l’histoire face à Dieu, avaient recher­ché leurs modèles dans le corpus de la littérature latine. Leur paganisme s’était inscrit dans la com­préhension historique qu’ils avaient eu d’eux-mêmes. Le panthéon chrétien, avec le Christ et la Vierge, les anges et les saints, était demeuré in­tact.
   Mais tout était devenu exemplaire d’une huma­nité à accomplir sur la terre par la réalisation du projet d’homme, propre à la culture romaine. C’est pourquoi les saints avaient été assimilés aux dieux et aux héros. La Vierge et le Christ lui-même étaient devenus imitables dans l’histoire en s’incarnant dans ces formes idéales d’humanité. On s’était opposé au Moyen-Âge parce qu’il avait précisément arraché l’homme à ses origines his­toriques pour le transporter au ciel, le considérant indigne d’être accompli dans l’histoire. Les grands théologiens du XIII° siècle ont recherché l’être de l’homme, tandis que les humanistes ont été attirés par sa dignité. Ils ont ainsi négligé l’être et la métaphysique pour ne s’occuper que de gram­maire, de philologie, de dialectique et de rhé­torique, de poésie et d’histoire, bref de tout ce qui est le support de l’existence historique de l’hom­me.

L’écart à l’égard du Moyen-Âge parvint à son comble pendant l’ère baroque. En effet l’huma­nisme, tout en s’occupant de l’homme, demeurait toujours lié à une vision métaphysique du cos­mos ; les images que les poètes et les artistes se faisaient de l’homme étaient situées dans un uni­vers régi par la loi de l’être, où l’espace se divisait selon les proportions géométriques : le ciel, la terre et l’enfer demeuraient des dimensions étan­ches.

Les humanistes s’étaient détournés de la méta­physique pour ne rechercher que l’homme ; mais n’avaient-ils pas façonné cet homme selon un type à un point idéal qu’il parvenait mal à se réa­liser dans l’histoire ? Poussés par l’imitation, ils avaient contemplé les modèles idéaux, omettant de prendre conscience de leur réalité de sujets créateurs. Le Baroque a voulu rompre l’enchante­ment de l’imitation ; il a aperçu dans les œuvres non l’image d’une réalité idéelle et éternelle, mais une fiction de l’esprit ; celle-ci cachait la puis­sance créatrice du poète, ses rêves et ses fuites.
   Le projet d'homme ne fut plus alors recherché dans le corpus de la littérature latine ou grecque ; le lieu de toute découverte devint celui-là même de l’invention, de l’imagination, l’ingegno, capa­ble de donner âme et vie à l’inconcevable et à l’incroyable, au-delà des limites de l’imitation. Ainsi le poète brisa-t-il les lois qui l’avaient retenu prisonnier de l’univers de l’ordre. Son art devint rupture et évasion, fuite et rêve, afin de pénétrer dans les abîmes de son imagination créatrice. Mais puisqu’il ne pouvait plus imiter, son œuvre n’avait d’autre tâche que d’étonner, d’arracher les esprits aux soucis quotidiens pour placer les hom­mes en face du merveilleux et de l’inédit. La com­munion entre le poète et l’auditeur se réalisait à travers la forme pure, sans contenu. L’œuvre n’était qu’un événement formel, permettant aux hommes de se rencontrer dans une expérience immédiate d’existence.
   Ainsi les hommes parvenaient-ils à se rencon­trer sans la médiation de modèles et d’objets, révélés à leur propre subjectivité créatrice. L’af­fectation, l’ornement comme valeur absolue, l’ar­tifice le plus recherché – toutes choses qui ap­paraissent comme le plus irritant dans le baroque – n’étaient qu’un instrument formel pour une ren­contre existentielle, sans essence, par le reflet des choses, la fuite des lignes, la cassure de toute charpente architecturale, le jeu du trompe l’œil. L’intuition esthétique n’était qu’un plaisir subjectif pur, au-delà de la connaissance de l’objet, volupté d’une existence retrouvée. Or, à ce moment-là, la culture est parvenue à son extrême opposition au Moyen-Âge. Alors que l’homme se recherchait dans l’être jusqu'à se perdre, maintenant il se dé­couvrait dans un espace vide qu’il remplissait par des « idoles » de sa propre création. L’être n’était plus qu’existence.

La réflexion philosophique de Descartes a coïn­cidé avec le développement du baroque. Tandis que les stylistes français voyaient dans les « argu­ties » baroques l’opposé de leurs exigences puris­tes, Descartes reconnaissait dans le vraisemblable l’obstacle le plus redoutable de la pensée philo­sophique. C’est pourquoi, dans la démarche car­tésienne, le vraisemblable apparaît-il comme un spectre.
   Reprenons à nouveau l’itinéraire du cogito pour mettre mieux en évidence le rôle joué par le vraisemblable, dont Descartes avait eu une con­ception baroque, parce qu’il n'y voyait pas, com­me les humanistes, une similitude mais une fic­tion. Il s’est séparé, cependant, des poètes et des rhétoriciens baroques, parce que ceux-ci mettaient l’accent sur la similitude avec les choses que le vraisemblable faisait apparaître, tandis que Des­cartes se complaisait à relever le faux que cette fiction impliquait. Puisque le vraisemblable ne disait pas le vrai, mais qu’il le feignait, il devait être considéré comme faux.
   De même que les stylistes ne supportaient pas dans la langue française les métaphores « en acte », parce qu’elles faussaient la relation à la pensée, de même Descartes ne pouvait pas sup­porter dans le processus de la pensée une simili­tude faussant la relation de vérité. D’où le doute. Descartes a affirmé qu’il fallait douter « pour des raisons très fortes et mûrement considé­rées » (34). Mais s’agit-il de raisons objectives et évidentes, donnant au doute la valeur d’une argumentation déductive, ou bien de motivations méthodologico-psychologiques ? Or le doute pré­suppose ces dernières raisons, car comment pour­rait-il nous conduire à la découverte des fonde­ments de la vérité, s’il exigeait d’avance un critère de vérité ?
   Ainsi le doute n’est-il pas un processus d’argu­mentation tendant à affirmer le vrai et le faux. Sa fonction est rhétorique et non scientifique. Le résultat auquel il conduit immédiatement n’est ni le vrai, ni le faux, mais le vraisemblable. Descar­tes a eu conscience de cette fonction rhétorique du cogito, en lui reconnaissant non un caractère de conviction, mais de persuasion qui est la fonc­tion propre de la rhétorique (35).

Mais la méthode peut-elle s’opposer au vraisem­blable, si elle n’est capable de produire que le vraisemblable ? Descartes a cherché à chasser le diable par le diable. Le poète baroque produisait du vrai-semblable, c’est à dire du vrai-apparent ; le doute doit produire du faux-semblable, car le semblable peut être aussi bien vrai que faux. Le doute profite de ce jeu. De même que l’imagi­nation artistique crée le vraisemblable, de même le doute du mauvais génie produit le faux-sembla-ble. Le « vrai » et le « faux » ne sont que deux projections du « semblable », comme l’image est son ombre.
   Descartes concevait dialectiquement la produc­tion du doute, en opposition à celle de la création artistique. Le doute ferait surgir l’ombre sous toute image produite par la conscience, et il dévoi­lerait le faux sous l’apparence du vrai. Le faux-semblant n’est qu’un renversement du vrai-sem­blable. Le « je » doutant se trouve privé d’idoles, il a détruit le monde qui jaillissait en trompe l’œil par l’art magique du poète. N’ayant plus ni Dieu, ni monde, ni terre ni ciel, l’ego cesse de se réjouir de l’image et il demeure seul.

Mais au moment où la dernière image vraisem­blable disparaît, l’ego trouve la réalité de son existence doutante qui surgit du vide des ap­parences. De même que l’inédit des formes avait conduit l’ego artistique à la rencontre de lui-même, de même la négation de toute forme du vraisemblable conduit l’ego à la rencontre de sa subjectivité pensante. Mais alors que cette exis­tence ne pouvait pas se distinguer de l’apparence, elle s’affirme ici dans sa propre netteté comme vraie, se situant hors du vraisemblable et du faux-semblable.
   Mais Descartes restait à sa façon pris au piège de son processus d’illusion ; car au lieu de pren­dre conscience de sa propre existence, il a vu dans le cogitans la manifestation de l’être, comme res cogitans, substance pensante. Je ne m’attarderai pas à approfondir cette affirmation. Je soulignerai seulement que l’approfondissement du doute a donné à Descartes l’occasion de fuir dans la métaphysique. Ainsi sa préoccupation première n’a pas été le sujet mais l’être. Il est entré dans le processus du doute plus par une profonde nos­talgie métaphysique que par une recherche de l’homme.
   Sa rupture avec le baroque et l’humanisme se révélait ainsi dans toute son ampleur. S’il était demeuré dans les limites du doute, il aurait dé­couvert philosophiquement l’intuition esthétique fondamentale du baroque, c’est à dire le sujet comme sujet. Au contraire, il ne l’a perçu que comme « objet », c’est à dire comme « res », « substanciae », inscrit dans le cadre d’un réseau d’ordre métaphysique. Il devenait alors compré­hensible que le critère de vérité ne fût pas, à proprement parler, le « cogito », mais l’« idée claire et distincte », propriété objective de l’au­thenticité de l’être.
   Ainsi, je distinguerai deux processus dans la méthode de Descartes : l’un, proprement métho­dologique, de caractère rhétorique et précritique, aboutissant par le cogito-sum à la découverte de l’idée claire et distincte ; l’autre, épistémologique, qui tend, à la lumière de ce critère, à la re­conquête de la métaphysique par un procédé intuitif et déductif. Ce second processus était rendu possible par le piège tendu par le doute. Ainsi la rupture avec l’humanisme et le baroque a-t-elle marqué un retour à la métaphysique du Moyen-Âge, et elle rétablissait une continuité que l’humanisme avait brisée.

En opposant à Descartes le sens commun, Vico n’a pas méconnu la portée historique profondé­ment unitaire de la pensée cartésienne, mais il a aperçu les exigences métaphysiques de Descartes. Il s’est opposé à lui, non pour contester le retour à la métaphysique, mais sa rupture avec l’huma­nisme et le baroque. Sa critique s’inscrivait donc dans un projet de synthèse plus complexe, cher­chant à concilier l’objet et le sujet, la méta­physique du Moyen-Âge et la philologie huma­niste. Non seulement il n’a pas renié le cogito, mais il a cherché à le découvrir dans sa véritable ouverture vers l’être et l’existence.





Thèse soutenue le 22 juin 1974




Retour à l'accueil Les limites de la méthode Haut de page Vico interprète Descartes    Imprimer

t312660 : 16/09/2017