es études sur la formation de la pensée cartésienne dans son contexte historique sont peu nombreuses par rapport à celles qui cherchent à approfondir les thèmes philosophiques. Né de la rupture avec la littérature et les écoles de philosophie, le cogito cartésien a poursuivi son défi contre la tradition, même au niveau de l’histoire de la philosophie. Depuis notre jeunesse, nous avons été habitués à nous familiariser avec le cartésianisme dans un esprit d’initiation, pour entrer dans l’expérience immédiate de la pensée philosophique. Ainsi les Discours ou les Méditations perdent-ils à la lecture leur contexte culturel : ils hantent notre pensée pensante ! L’isolement dans lequel ils nous placent sert de signe d’avertissement pour que l’esprit abandonne toute autre activité que celle de la pensée.
Sous cet aspect, la rupture cartésienne n’a qu’une fonction méthodologique. Il importe alors qu’après avoir pénétré dans le domaine de la philosophie, nous nous coupions du cartésianisme lui-même. S’il est nécessaire de rompre avec les livres et avec la culture, il nous faut aussi abandonner Descartes, ce qui est la condition sine qua non pour que chacun rencontre son « je » pensant. Sans doute Descartes l’entendait-il ainsi !
Au temps de Vico, cette rupture n’a pas eu seulement une fonction méthodologique : elle a exigé de chacun de rompre avec la rhétorique et l’érudition pour créer une culture, et ainsi un idéal humain exclusivement philosophique. On voulait que les hommes existent à l'image du « je pense ». Or Descartes apparaissait comme l’homme qui avait réalisé cet idéal, premier philosophe qui, pour avoir rompu avec les écoles, n’avait eu d’autre maître que la philosophie elle-même.
À ce niveau se place la réaction de Vico. Il ne contestait pas la nécessité d’abandonner le sensible pour penser philosophiquement, mais celle de se séparer de la culture. Descartes avait-il véritablement abandonné les auteurs, ainsi que le « livre du monde », comme il l’avait affirmé dans son discours ? Vico n’y a vu qu'une simulation suggérée par sa méthode. Ainsi les jeunes tombaient dans l’erreur quand ils croyaient qu’on pouvait devenir véritablement des philosophes sans apprendre !
Pour démasquer cette illusion, Vico a tracé un portrait de Descartes tel qu’il s’était manifesté au long de son existence. Car « quoiqu’il ait dissimulé en paroles avec un art raffiné, il avait une connaissance très vaste de tous les systèmes de philosophie. Mathématicien parmi les plus renommés du monde, il vivait cependant une vie retirée et il était doué d’un esprit qu’on ne trouve que rarement dans chaque siècle.
Lorsque quelqu’un possède ces qualités, il peut alors suivre son propre jugement, mais un autre qui ne les a pas n’en a pas le droit. Qu’on se souvienne à quel point Descartes avait lu Platon et Aristote, Épicure et Saint Augustin, Bacon et Galilée ! Qu’on médite aussi longtemps qu’il l’a fait pendant ses longues retraites, et le monde aura des philosophes pareils à Descartes. Mais si l’on reste asservi à son système, ou si l’on se fie seulement à ses lumières naturelles, on sera toujours inférieur à lui » (33) ».
Ces paroles laissent entendre que Vico n’a pas été réactionnaire dans son opposition et qu’il a pris le cartésianisme au sérieux. Il a même avoué qu’il était toujours prêt à présenter Descartes, ainsi que les cartésiens, en exemple aux jeunes, pourvu qu'on cessât de suggérer l’abandon des auteurs et des poètes. Sa recherche d’une méthode du sens commun n’a exigé du cartésianisme que cette renonciation qui, à ses yeux, n’entamait pas la critique cartésienne.
Cette réaction vichienne oblige à nous interroger sur les motivations historiques de la rupture culturelle cartésienne. Comme je l’ai fait à propos de la langue française, il convient de chercher à la comprendre en se rapportant à l’humanisme. En effet, si Descartes a voulu représenter dans le jeu de sa méthode les deux artisans du vraisemblable, l’humaniste et l’érudit baroque, sa rupture ne peut être comprise que comme réaction à ces deux courants culturels. Historiquement, elle fait donc partie de la dialectique de cette culture.
Les humanistes du Quattrocento avaient voulu marquer la nouveauté impliquée dans l’étude des anciens par la rupture avec le Moyen-Âge, qui avait été une civilisation éminemment métaphysique et qui puisait ses idéaux dans les modèles ontologiques. Sans doute s’était-on occupé de l’homme, de la morale, de la politique, mais toujours sub specie æternitatis. Au contraire les humanistes, soucieux du rôle qu’ils entendaient jouer dans l’histoire face à Dieu, avaient recherché leurs modèles dans le corpus de la littérature latine. Leur paganisme s’était inscrit dans la compréhension historique qu’ils avaient eu d’eux-mêmes. Le panthéon chrétien, avec le Christ et la Vierge, les anges et les saints, était demeuré intact.
Mais tout était devenu exemplaire d’une humanité à accomplir sur la terre par la réalisation du projet d’homme, propre à la culture romaine. C’est pourquoi les saints avaient été assimilés aux dieux et aux héros. La Vierge et le Christ lui-même étaient devenus imitables dans l’histoire en s’incarnant dans ces formes idéales d’humanité. On s’était opposé au Moyen-Âge parce qu’il avait précisément arraché l’homme à ses origines historiques pour le transporter au ciel, le considérant indigne d’être accompli dans l’histoire. Les grands théologiens du XIII° siècle ont recherché l’être de l’homme, tandis que les humanistes ont été attirés par sa dignité. Ils ont ainsi négligé l’être et la métaphysique pour ne s’occuper que de grammaire, de philologie, de dialectique et de rhétorique, de poésie et d’histoire, bref de tout ce qui est le support de l’existence historique de l’homme.
L’écart à l’égard du Moyen-Âge parvint à son comble pendant l’ère baroque. En effet l’humanisme, tout en s’occupant de l’homme, demeurait toujours lié à une vision métaphysique du cosmos ; les images que les poètes et les artistes se faisaient de l’homme étaient situées dans un univers régi par la loi de l’être, où l’espace se divisait selon les proportions géométriques : le ciel, la terre et l’enfer demeuraient des dimensions étanches.
Les humanistes s’étaient détournés de la métaphysique pour ne rechercher que l’homme ; mais n’avaient-ils pas façonné cet homme selon un type à un point idéal qu’il parvenait mal à se réaliser dans l’histoire ? Poussés par l’imitation, ils avaient contemplé les modèles idéaux, omettant de prendre conscience de leur réalité de sujets créateurs. Le Baroque a voulu rompre l’enchantement de l’imitation ; il a aperçu dans les œuvres non l’image d’une réalité idéelle et éternelle, mais une fiction de l’esprit ; celle-ci cachait la puissance créatrice du poète, ses rêves et ses fuites.
Le projet d'homme ne fut plus alors recherché dans le corpus de la littérature latine ou grecque ; le lieu de toute découverte devint celui-là même de l’invention, de l’imagination, l’ingegno, capable de donner âme et vie à l’inconcevable et à l’incroyable, au-delà des limites de l’imitation. Ainsi le poète brisa-t-il les lois qui l’avaient retenu prisonnier de l’univers de l’ordre. Son art devint rupture et évasion, fuite et rêve, afin de pénétrer dans les abîmes de son imagination créatrice. Mais puisqu’il ne pouvait plus imiter, son œuvre n’avait d’autre tâche que d’étonner, d’arracher les esprits aux soucis quotidiens pour placer les hommes en face du merveilleux et de l’inédit. La communion entre le poète et l’auditeur se réalisait à travers la forme pure, sans contenu. L’œuvre n’était qu’un événement formel, permettant aux hommes de se rencontrer dans une expérience immédiate d’existence.
Ainsi les hommes parvenaient-ils à se rencontrer sans la médiation de modèles et d’objets, révélés à leur propre subjectivité créatrice. L’affectation, l’ornement comme valeur absolue, l’artifice le plus recherché – toutes choses qui apparaissent comme le plus irritant dans le baroque – n’étaient qu’un instrument formel pour une rencontre existentielle, sans essence, par le reflet des choses, la fuite des lignes, la cassure de toute charpente architecturale, le jeu du trompe l’œil. L’intuition esthétique n’était qu’un plaisir subjectif pur, au-delà de la connaissance de l’objet, volupté d’une existence retrouvée. Or, à ce moment-là, la culture est parvenue à son extrême opposition au Moyen-Âge. Alors que l’homme se recherchait dans l’être jusqu'à se perdre, maintenant il se découvrait dans un espace vide qu’il remplissait par des « idoles » de sa propre création. L’être n’était plus qu’existence.
La réflexion philosophique de Descartes a coïncidé avec le développement du baroque. Tandis que les stylistes français voyaient dans les « arguties » baroques l’opposé de leurs exigences puristes, Descartes reconnaissait dans le vraisemblable l’obstacle le plus redoutable de la pensée philosophique. C’est pourquoi, dans la démarche cartésienne, le vraisemblable apparaît-il comme un spectre.
Reprenons à nouveau l’itinéraire du cogito pour mettre mieux en évidence le rôle joué par le vraisemblable, dont Descartes avait eu une conception baroque, parce qu’il n'y voyait pas, comme les humanistes, une similitude mais une fiction. Il s’est séparé, cependant, des poètes et des rhétoriciens baroques, parce que ceux-ci mettaient l’accent sur la similitude avec les choses que le vraisemblable faisait apparaître, tandis que Descartes se complaisait à relever le faux que cette fiction impliquait. Puisque le vraisemblable ne disait pas le vrai, mais qu’il le feignait, il devait être considéré comme faux.
De même que les stylistes ne supportaient pas dans la langue française les métaphores « en acte », parce qu’elles faussaient la relation à la pensée, de même Descartes ne pouvait pas supporter dans le processus de la pensée une similitude faussant la relation de vérité. D’où le doute. Descartes a affirmé qu’il fallait douter « pour des raisons très fortes et mûrement considérées » (34). Mais s’agit-il de raisons objectives et évidentes, donnant au doute la valeur d’une argumentation déductive, ou bien de motivations méthodologico-psychologiques ? Or le doute présuppose ces dernières raisons, car comment pourrait-il nous conduire à la découverte des fondements de la vérité, s’il exigeait d’avance un critère de vérité ?
Ainsi le doute n’est-il pas un processus d’argumentation tendant à affirmer le vrai et le faux. Sa fonction est rhétorique et non scientifique. Le résultat auquel il conduit immédiatement n’est ni le vrai, ni le faux, mais le vraisemblable. Descartes a eu conscience de cette fonction rhétorique du cogito, en lui reconnaissant non un caractère de conviction, mais de persuasion qui est la fonction propre de la rhétorique (35).
Mais la méthode peut-elle s’opposer au vraisemblable, si elle n’est capable de produire que le vraisemblable ? Descartes a cherché à chasser le diable par le diable. Le poète baroque produisait du vrai-semblable, c’est à dire du vrai-apparent ; le doute doit produire du faux-semblable, car le semblable peut être aussi bien vrai que faux. Le doute profite de ce jeu. De même que l’imagination artistique crée le vraisemblable, de même le doute du mauvais génie produit le faux-sembla-ble. Le « vrai » et le « faux » ne sont que deux projections du « semblable », comme l’image est son ombre.
Descartes concevait dialectiquement la production du doute, en opposition à celle de la création artistique. Le doute ferait surgir l’ombre sous toute image produite par la conscience, et il dévoilerait le faux sous l’apparence du vrai. Le faux-semblant n’est qu’un renversement du vrai-semblable. Le « je » doutant se trouve privé d’idoles, il a détruit le monde qui jaillissait en trompe l’œil par l’art magique du poète. N’ayant plus ni Dieu, ni monde, ni terre ni ciel, l’ego cesse de se réjouir de l’image et il demeure seul.
Mais au moment où la dernière image vraisemblable disparaît, l’ego trouve la réalité de son existence doutante qui surgit du vide des apparences. De même que l’inédit des formes avait conduit l’ego artistique à la rencontre de lui-même, de même la négation de toute forme du vraisemblable conduit l’ego à la rencontre de sa subjectivité pensante. Mais alors que cette existence ne pouvait pas se distinguer de l’apparence, elle s’affirme ici dans sa propre netteté comme vraie, se situant hors du vraisemblable et du faux-semblable.
Mais Descartes restait à sa façon pris au piège de son processus d’illusion ; car au lieu de prendre conscience de sa propre existence, il a vu dans le cogitans la manifestation de l’être, comme res cogitans, substance pensante. Je ne m’attarderai pas à approfondir cette affirmation. Je soulignerai seulement que l’approfondissement du doute a donné à Descartes l’occasion de fuir dans la métaphysique. Ainsi sa préoccupation première n’a pas été le sujet mais l’être. Il est entré dans le processus du doute plus par une profonde nostalgie métaphysique que par une recherche de l’homme.
Sa rupture avec le baroque et l’humanisme se révélait ainsi dans toute son ampleur. S’il était demeuré dans les limites du doute, il aurait découvert philosophiquement l’intuition esthétique fondamentale du baroque, c’est à dire le sujet comme sujet. Au contraire, il ne l’a perçu que comme « objet », c’est à dire comme « res », « substanciae », inscrit dans le cadre d’un réseau d’ordre métaphysique. Il devenait alors compréhensible que le critère de vérité ne fût pas, à proprement parler, le « cogito », mais l’« idée claire et distincte », propriété objective de l’authenticité de l’être.
Ainsi, je distinguerai deux processus dans la méthode de Descartes : l’un, proprement méthodologique, de caractère rhétorique et précritique, aboutissant par le cogito-sum à la découverte de l’idée claire et distincte ; l’autre, épistémologique, qui tend, à la lumière de ce critère, à la reconquête de la métaphysique par un procédé intuitif et déductif. Ce second processus était rendu possible par le piège tendu par le doute. Ainsi la rupture avec l’humanisme et le baroque a-t-elle marqué un retour à la métaphysique du Moyen-Âge, et elle rétablissait une continuité que l’humanisme avait brisée.
En opposant à Descartes le sens commun, Vico n’a pas méconnu la portée historique profondément unitaire de la pensée cartésienne, mais il a aperçu les exigences métaphysiques de Descartes. Il s’est opposé à lui, non pour contester le retour à la métaphysique, mais sa rupture avec l’humanisme et le baroque. Sa critique s’inscrivait donc dans un projet de synthèse plus complexe, cherchant à concilier l’objet et le sujet, la métaphysique du Moyen-Âge et la philologie humaniste. Non seulement il n’a pas renié le cogito, mais il a cherché à le découvrir dans sa véritable ouverture vers l’être et l’existence.