ette synthèse mérite d’être approfondie. Parlant des cartésiens, Vico a affirmé : « Puisqu’ils n’ont pas cultivé le sens commun, ils n’ont aussi jamais recherché le vraisemblable, se contentant seulement du vrai sans prendre en considération ce que les hommes en pensent universellement, et si ce vrai est aussi reconnu tel par eux. Or cela constitue la plus grave des fautes, ainsi que le plus grand préjudice, fatal pour ceux qui doivent diriger la vie, les individus, aussi bien que les princes et les rois » (16).
Vico ne s’est pas contenté de reconnaître l’existence des jugements de valeur aux côtés de ceux de la vérité : il a aussi affirmé que, sans les premiers, ceux-ci seraient insuffisants pour la vie. Cette position est fort éloignée de celle d’Aristote, pour qui les jugements dialectiques étaient reconnus en ce qu’ils étaient probables, c’est à dire proches du critère de vérité des autres jugements. Vico semble s’être éloigné de tout critère de probabilité pour définir exclusivement ses jugements selon la cohérence de la conscience collective.
Sans doute convient-il, avec Aubenque, de reconnaître à Aristote le mérite d’avoir fondé la dialectique. Mais il faut avouer que cette affirmation l’enfermait dans une impasse. Même si la dialectique s’appuyait plus sur les endoxa que sur le probable, elle n’était pas suffisamment fondée. Des problèmes se posaient sur la dialectique : concernait-elle seulement la chose, ou bien la parole ? Y avait-il de l’être dans les jugements dialectiques ? Cohérent avec son système, Aristote avait reconnu que le syllogisme dialectique était vide d’être (17). Situation tragique que celle d’hommes qui se rencontrent, parlent et critiquent à la limite de l’être !
Aristote a voulu hériter de la culture sophiste sans pouvoir en accepter les présupposés métaphysiques, car pour lui le réel n’était que la « substance » (ousia), ou en relation à la substance, c’est à dire la « res » des latins, le « quid » des philosophes du Moyen-Âge, d’où la « quidditas », ou essence. Ainsi le jugement n’était-il valable que dans la mesure où il posait une affirmation ou une négation de vérité. Les jugements dialectiques n’étaient valables que dans leurs chances de probabilité d’être conformes au jugement de vérité. Sans ce caractère de probabilité, c’étaient des mots vides, n’affirmant rien et ne portant en eux-mêmes aucune correspondance de l’être.
Cet aspect négatif de la théorie aristotélicienne permet de comprendre la contribution de Thomas d’Aquin, pour qui les jugements dialectiques ne tombaient pas dans le vide, mais se rapportaient tous à leur objet, créé par une intention aussi vraie que celle de la raison. Cependant, chez Saint Thomas, il y a aussi motif de penser que le « sens commun » est resté en marge du système ; en effet, en morale et en politique, Thomas d’Aquin s’est référé non à la « ratio particularis », mais à la « ratio universalis » pratique. S’il avait approfondi le « sens commun », il est possible que l’humanisme eût eu son fondement philosophique avant de naître comme mouvement culturel.
Ce mérite revient à Vico qui, seul, a porté sur le « sens commun » un regard profond, y découvrant la source de tous les jugements de valeur, les fondements de l’art et de l’histoire, de la vie morale et civile. C’est un moment très important de l’histoire de la philosophie, où est découverte la valeur ontologique du concret.
Désormais, l’être n’était plus saisissable seulement par des relations abstraites. Ineffable dans une vision universelle de l’être, l’individu s’ouvrait comme un fruit mûr à la saisie de la seconde intentionnalité de l’esprit. Ainsi l’homme s’occupait-il de l’être et du « un », du vrai et du bien, mais aussi du besoin et du plaisir, de la souffrance et de l’amour, de la cité et de l’État, du naître et du mourir des individus comme des nations. Mais d’où provient cette découverte ? Comment expliquer cette recherche des fondements de l’humanisme au moment même où celui-ci n’était plus qu’un souvenir ? Ce sera grâce à Descartes qui, par la négation du vraisemblable, avait hanté le siècle, lui présentant l’utopie d’une civilisation sans rhétorique.