es réflexions de Vico sur les deux langues avaient pour finalité première la recherche du fondement des deux méthodes, objet de son livre. Il s’est exprimé ainsi : « C’est pourquoi, si la première partie de cette alternative (digne des plus grands philosophes) est vraie, à savoir que les génies se conforment aux langues, et non les langues aux génies, il en résulte que seuls les Français dans le monde auraient pu trouver, en raison de la subtilité de leur langue, cette nouvelle critique qui, en étant spirituelle, purifie l’analyse, sujet des mathématiques, de toute matérialité » (47). Vico n’a parlé que de la méthode cartésienne.
Dans cette affirmation, deux problèmes sont mis en évidence : le premier concerne la relation de la littérature française avec la méthode cartésienne ; le second, la relation de celle-ci avec la langue française. Le premier problème a fait l’objet de recherches de la part de Krantz et de Lanson, selon deux perspectives différentes.
Pour Krantz, la relation au cartésianisme est fondamentale dans toute la littérature classique et illuministe française. En s’opposant à la thèse de Rigault, principal historien français de la querelle, pour qui le cartésianisme n’aurait pas eu de prise sur la littérature, fondée sur l’imitation classique, Krantz estime que celle-ci en a épousé les idéaux. En effet, elle a identifié la perfection de la langue avec la pureté, hostile à tout mélange et fruit d’une méthode déductive qui correspondait à l’exigence littéraire de Descartes lui-même.
Il a fait une analyse particulièrement approfondie des œuvres de Boileau, de Racine et de La Bruyère, en retrouvant chez eux, et spécialement chez Boileau, un esprit critique qui, tout en se conciliant l’autorité des anciens, a établi comme règles de style la clarté, la simplicité, l’abstraction et la séparation des genres. D’ailleurs, chez ce même auteur, les mots « raison » et « bon sens » sont si fréquemment employés « qu’on se croirait plutôt en face d’un traité logique que d’un art poétique » (48). D’autant plus que le mot « imagination » n’est jamais utilisé. « Ainsi – conclue-t-il – la philosophie et la littérature classique vivent également d’analyse, de division et d’abstraction ».
Aussi l’esprit classique aurait « généralisé », à la manière des géomètres, en se plaçant hors des temps et des lieux, à partir des formes subjectives qu’il impose aux choses, à l’inverse de la Renaissance dans laquelle la généralisation serait d’avantage « produit de volonté d’artiste que d’intelligence savante » (49).
Lanson part d’un point de vue plus souple. Il se refuse à parler d’influence cartésienne sur des auteurs qui, tout en étant contemporains de Descartes, ont cependant été antérieurs à sa méthode. Entre Descartes et le XVI° siècle, il retrouve cependant une concordance d’esprit, parce qu’ils avaient en commun une même conscience culturelle. Ainsi chez Chapelain, d’Aubigné, Balzac et d’autres, l’esprit de la raison a prévalu sur l’esprit d’imitation des anciens. Il retrouve aussi une identité philosophique entre Descartes et Corneille, qui semble donner « l’expression dramatique des pensées abstraites du philosophe ». Dans ce cadre, la pensée de Descartes apparaît comme la réponse aux problèmes et aux interrogations du siècle.
Malgré cette unité d’esprit, la littérature française de la première moitié du siècle demeure en dehors du cartésianisme, parce qu’elle s’inspire de l’imitation des anciens, dont Descartes s’était écarté. Par contre l’influence cartésienne est décisive dans la seconde moitié du siècle, traversée par la querelle des anciens et des modernes. Aussi peut-on dire que, par le truchement de la querelle, la responsabilité de l’extinction de l’esprit poétique retombe sur le cartésianisme. À l’inverse de la littérature classique, celle du XVIII° siècle serait marquée par la méthode cartésienne (50).
Comme ces recherches se trouvent en accord avec les remarques de Vico, bien que ces deux auteurs ne semblent pas l’avoir connu, Vico aurait pu leur offrir la possibilité d’une rencontre en profondeur. En effet, pour lui, l’osmose entre la littérature française et le cartésianisme est si manifeste qu’elle exige de remonter à la structure historique de la langue française elle-même. Un cartésianisme existait avant Descartes, propre au génie du peuple français et commun à l’ensemble de la littérature.
Ainsi parvient-on au second problème de la relation entre la langue et la méthode. Descartes n’aurait fait qu’isoler et appliquer à la pensée la structure logique de la langue. Sa méthode aurait eu ainsi une portée et une valeur culturelles bien plus importantes que si elle ne lui était revenue qu’à lui seul. Elle fut le produit de tous les Français, des philosophes comme des philologues, des grammairiens comme des poètes. Avant même de devenir apte à conduire la raison dans la recherche de la vérité, elle avait dirigé les Français vers une formation intégrale de l’esprit, les poussant, inconsciemment, vers la conquête de la pensée.
Ce faisant, cette méthode ressort affaiblie dans sa prétention d’universalité. La référant à la langue française, Vico a jeté les fondements de la remise en question de cette universalité. En critiquant ouvertement la méthode, il a affirmé que le « cogito sum » n’avait d’autre valeur que celle d’un fait de conscience. Cette critique était déjà impliquée dans cette page. Descartes aurait vu dans le « cogito sum » une liaison nécessaire de la raison, parce qu’il pensait en français, au sein d’une conscience culturelle dont l’esprit était intuitif et déductif.
De même que les Français ont traduit ingenium par esprit, exprimant la fonction créatrice par le rapport d’évidence déductive, de même Descartes a traduit un fait de conscience par une nécessité de raison. Dans la mesure où la méthode cartésienne est liée à la langue française, elle a contraint les hommes à penser en français lorsqu’elle est devenue une méthode universelle. Se confirmerait ainsi la responsabilité du cartésianisme dans le divorce entre la culture et l’humanisme, et l’aventure du rationalisme illuministe. On parvient ici aux motivations les plus profondes des perspectives culturelles de Vico.