près avoir cherché à définir le sens du mot « esprit », Vico n’a pas hésité à appeler spirituelle la langue française, parce que les linguistes « après avoir porté leur effort sur le mouvement de la proposition, s’acquittèrent du reste » (24). Ils ont cherché, en effet, à faire de la langue un instrument de pensée, en y subordonnant les autres dimensions. Ils ont soumis les mots à un processus d’analyse sémantique pour parvenir à une signification précise, claire et distincte, et pour aboutir ainsi à la subtilité du langage, et non à son ampleur. Aussi la langue française est-elle devenue une langue « abstraite », portée à signifier l’essentialité des choses de la façon la plus concise, et fut-elle constituée à l’image de l’esprit, c’est à dire de la fonction déductive de l’entendement.
Les mots de la langue ont subi le même traitement de réduction sémantique que celui des notions, mais cette même spiritualité fait que le français « ne supporte pas la comparaison ». Vico reprenait ainsi une affirmation du P. Bouhours pour qui la langue française n’utilise des métaphores « que si elle ne peut s’en passer, ou que les mots métaphoriques sont devenus propres par l’usage. Elle ne peut surtout pas supporter des métaphores trop hardies... elle les conduit jusqu’au terme raisonnable » (25).
Cependant, Vico a souligné cette intolérance du français pour la métaphore, en se référant à la distinction d’Aristote entre l’image, ou simple comparaison, et la métaphore proprement dite, qui comporte la réduction d’un terme de la comparaison à l’autre (26). Il a reconnu que le français se sert de comparaisons, mais qu’il est sobre dans l’usage des métaphores, parce que, tout en reliant les mots à la « substance » des choses, il est enclin à les séparer selon leur propre signification plutôt qu’à les unir. En cela, il s’accordait avec le P. Bouhours en en trouvant la raison dans la logique de la langue française. Accepter la métaphore dans les limites du raisonnable impliquait que le français se laissait conduire par la raison, et non par l’ingenium, élevant la signification au-dessus de l’expression et la pensée au-dessus de l’œuvre littéraire.
Pour la même raison, le français devait faire l’économie de toute expressivité qui aurait pu nuire à la clarté et à la pureté de la signification. En particulier, Vico a remarqué l’économie du français dans la sonorité, faisant porter l’accent sur l’avant-dernière syllabe. Il a également souligné que le français ne supporte que des périodes courtes. En conclusion, la spiritualité du français relèverait, dans la langue, d’une prédominance de la signification sur l’expression, effet du caractère analytico-déductif du génie français.
Dans la tradition de la querelle, le mot « esprit », appliqué au français, possédait un certain caractère de « merveilleux ». Il faisait partie de ce « je ne sais quoi » qui suscitait l’étonnement et imposait le plus grand respect, sans se laisser définir (27).
Les Encyclopédistes ont cherché à en dégager le concept. Diderot comprit le mot « esprit » par rapport à la théorie aristotélicienne de la métaphore ; il a précisé, néanmoins, que le sens de cette figure devait être « clair », et l’expression « énergique », n’acceptant ainsi, comme le P. Bouhours qu’il a cité, qu’une métaphore raisonnable. Il a ajouté que « ce n’est pas toujours par la métaphore qu’on s’exprime spirituellement ; c’est par un tour nouveau ; c’est en laissant deviner sans peine une partie de la pensée ; c’est ce qu’on appelle finesse, délicatesse ; et cette manière est d’autant plus agréable qu’elle exerce et qu’elle fait valoir l’esprit des autres » (28).
Dans la même Encyclopédie, au mot « français », Voltaire affirmait que « le génie de cette langue est la clarté et l’ordre... à l’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases, répandent dans cette langue une douceur et une facilité qui plaisent à tous les peuples » (29).
Plus que des écrivains du XVIII° siècle, la description vichienne de la langue française se rapproche des modernes. À titre d’exemple, je me limiterai à Ulmann (30), qui tient compte des remarques de Bailly. Selon la linguistique de Saussure, la perfectibilité d’une langue est déterminée par son degré d’arbitraire. Les langues primitives sont concrètes, parce qu’elles ont une morphologie motivée. Dans sa première période, le français était aussi une langue « exubérante, capricieuse, inégale », et il aurait grandi dans ce désordre sans l’œuvre sémantique de Malherbe et Guez, Vaugelas et Boileau, qui l’ont conduit à un niveau d’arbitraire supérieur à celui des autres langues.
Les prérogatives revenant au français par ce caractère peuvent être ainsi résumées. Avant tout, il est une langue abstraite. Affranchi des motivations morphologiques, il s’est intellectualisé, étant parvenu à l’antipode « des langues primitives avec leur vocabulaire hyper concret ». En outre, il a dû s’astreindre à une économie d’expression non seulement limitée aux nuances verbales, mais ayant aussi atteint la phrase. Ainsi les mots risquent-ils « de devenir incolores et s’acheminent vers les termes omnibus. Il en résulte une importante conséquence d’ordre structurel : le rôle du contexte est relativement plus important en français que dans les langues concrètes. Élastique et général à l’état isolé, le sens du mot français a besoin de cadres solides pour se préciser ». La tradition sur laquelle s’est fondé le français a recherché avant tout les nuances sémantiques.
Il existe entre Ulmann et Vico un accord substantiel, bien que l’un se soit placé à un niveau linguistique, et l’autre à un niveau culturel. Ulmann juge la perfection de la langue à partir de l’opposition « arbitraire-motivé », mais il risque de mettre aux côtés des langues primitives celles qui ne sont pas parvenues à un tel degré d’abstraction.
Il semble que la perspective vichienne offre la possibilité de fonder la perfection d’une langue autant à partir de l’arbitraire que de la motivation. Ainsi l’italien, moins abstrait et arbitraire que le français, n’est pas une langue moins élaborée, mais fondée sur une tradition aussi puriste et rigoureuse que la langue française. Mais les efforts des philologues italiens avaient plutôt accentué la formation expressive de la langue, tandis que ceux des français avaient accentué celle de la signification (31).
Pour ce qui est des encyclopédistes, ils sont parvenus à ôter au mot « esprit » tout caractère mystique, mais ils sont demeurés prisonniers d’un esprit hanté par la rationalité. Ils se sont éloignés du champ sémantique de l’ingenium, beaucoup plus que Descartes. Par eux, la langue française est devenue tout à fait cartésienne.