ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



La  rupture  cartésienne  et  la  naissance
d’une  philosophie  de  la  culture
dans  les  œuvres  juvéniles  de  J.-B.  Vico





Le  De  nostri  temporis  studiorum  ratione  (1708)



5-  Langue  et  méthode






55- La spiritualité du français



La logique ou l’art de penser, de Nicolle et Arnauld, 1664





Profil biographique de Jean-Baptiste Vico


INTRODUCTION


LES DISCOURS

Vico orateur

La connaissance de soi et la divinité de l’homme

Conscience éthique et conscience historique

La morale des intellectuels

La politique du pouvoir et la politique de l’autorité

Le droit de la guerre et la sagesse du Droit

La corruption de la nature et la méthode des études

La rhétorique des Discours et le projet philosophique de J.-B. Vico



DE NOSTRI TEMPORIS STUDIORUM RATIONE

Vue d’ensemble

La controverse des Anciens et des Modernes et la conscience historique

La nouvelle science

La controverse des langues

Langue et méthode
Sur les traces de Valla
Le génie et la langue
L’ingenium et l’esprit
Ingéniosité et spiritualité de
  la langue
La spiritualité du français
L’italien, langue d’art
Finesse et sublimité
Culture et créativité de la
  langue
Langue et méthode

Le vraisemblable et le sens commun

Le « cogito » cartésien et l’interrogation vichienne du doute

Logique analytique et logique synthétique

Métaphysique et mathématiques


DÉMARCHE POUR UNE PENSÉE CRÉATRICE



BIBLIOGRAPHIE


près avoir cherché à définir le sens du mot « es­prit », Vico n’a pas hésité à appeler spirituelle la langue française, parce que les linguistes « après avoir porté leur effort sur le mouvement de la proposition, s’acquittèrent du reste » (24). Ils ont cherché, en effet, à faire de la langue un instru­ment de pensée, en y subordonnant les autres di­men­sions. Ils ont soumis les mots à un pro­cessus d’analyse sémantique pour parvenir à une si­gni­fi­cation précise, claire et distincte, et pour aboutir ainsi à la subtilité du langage, et non à son am­pleur. Aussi la langue française est-elle deve­nue une langue « abstraite », portée à signifier l’es­sen­tialité des choses de la façon la plus con­cise, et fut-elle constituée à l’image de l’esprit, c’est à dire de la fonction déductive de l’entende­ment.
   Les mots de la langue ont subi le même trai­tement de réduction sémantique que celui des no­tions, mais cette même spiritualité fait que le fran­çais « ne supporte pas la comparaison ». Vico reprenait ainsi une affirmation du P. Bouhours pour qui la langue française n’utilise des méta­phores « que si elle ne peut s’en passer, ou que les mots métaphoriques sont devenus propres par l’usage. Elle ne peut surtout pas supporter des métaphores trop hardies... elle les conduit jus­qu’au terme raisonnable » (25).
   Cependant, Vico a souligné cette intolérance du français pour la métaphore, en se référant à la distinction d’Aristote entre l’image, ou simple comparaison, et la métaphore proprement dite, qui comporte la réduction d’un terme de la com­paraison à l’autre (26). Il a reconnu que le français se sert de comparaisons, mais qu’il est sobre dans l’usage des métaphores, parce que, tout en reliant les mots à la « substance » des choses, il est enclin à les séparer selon leur propre signification plutôt qu’à les unir. En cela, il s’accordait avec le P. Bouhours en en trouvant la raison dans la lo­gique de la langue française. Accepter la méta­phore dans les limites du raisonnable impliquait que le français se laissait conduire par la raison, et non par l’ingenium, élevant la signification au-dessus de l’expression et la pensée au-dessus de l’œuvre littéraire.

Pour la même raison, le français devait faire l’économie de toute expressivité qui aurait pu nui­re à la clarté et à la pureté de la signification. En particulier, Vico a remarqué l’économie du fran­çais dans la sonorité, faisant porter l’accent sur l’avant-dernière syllabe. Il a également souligné que le français ne supporte que des périodes cour­tes. En conclusion, la spiritualité du français relè­verait, dans la langue, d’une prédominance de la signification sur l’expression, effet du caractère analytico-déductif du génie français.

Dans la tradition de la querelle, le mot « esprit », appliqué au français, possédait un certain carac­tère de « merveilleux ». Il faisait partie de ce « je ne sais quoi » qui suscitait l’étonnement et impo­sait le plus grand respect, sans se laisser défi­nir (27).
   Les Encyclopédistes ont cherché à en dégager le concept. Diderot comprit le mot « esprit » par rapport à la théorie aristotélicienne de la méta­phore ; il a précisé, néanmoins, que le sens de cette figure devait être « clair », et l’expression « énergique », n’acceptant ainsi, comme le P. Bouhours qu’il a cité, qu’une métaphore raison­nable. Il a ajouté que « ce n’est pas toujours par la métaphore qu’on s’exprime spirituellement ; c’est par un tour nouveau ; c’est en laissant devi­ner sans peine une partie de la pensée ; c’est ce qu’on appelle finesse, délicatesse ; et cette maniè­re est d’autant plus agréable qu’elle exerce et qu’elle fait valoir l’esprit des autres » (28).
   Dans la même Encyclopédie, au mot « fran­çais », Voltaire affirmait que « le génie de cette langue est la clarté et l’ordre... à l’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases, répandent dans cette langue une douceur et une facilité qui plaisent à tous les peuples » (29).

Plus que des écrivains du XVIII° siècle, la des­cription vichienne de la langue française se rap­proche des modernes. À titre d’exemple, je me limiterai à Ulmann (30), qui tient compte des re­marques de Bailly. Selon la linguistique de Saus­sure, la perfectibilité d’une langue est déterminée par son degré d’arbitraire. Les langues primitives sont concrètes, parce qu’elles ont une morpho­logie motivée. Dans sa première période, le fran­çais était aussi une langue « exubérante, capri­cieuse, inégale », et il aurait grandi dans ce désor­dre sans l’œuvre sémantique de Malherbe et Gu­ez, Vaugelas et Boileau, qui l’ont conduit à un niveau d’arbitraire supérieur à celui des autres langues.
   Les prérogatives revenant au français par ce caractère peuvent être ainsi résumées. Avant tout, il est une langue abstraite. Affranchi des motiva­tions morphologiques, il s’est intellectualisé, étant parvenu à l’antipode « des langues primitives avec leur vocabulaire hyper concret ». En outre, il a dû s’astreindre à une économie d’expression non seulement limitée aux nuances verbales, mais ayant aussi atteint la phrase. Ainsi les mots risquent-ils « de devenir incolores et s’achemi­nent vers les termes omnibus. Il en résulte une importante conséquence d’ordre structurel : le rôle du contexte est relativement plus important en français que dans les langues concrètes. Élastique et général à l’état isolé, le sens du mot français a besoin de cadres solides pour se préciser ». La tradition sur laquelle s’est fondé le français a recherché avant tout les nuances sé­mantiques.

Il existe entre Ulmann et Vico un accord sub­stantiel, bien que l’un se soit placé à un niveau linguistique, et l’autre à un niveau culturel. Ul­mann juge la perfection de la langue à partir de l’opposition « arbitraire-motivé », mais il risque de mettre aux côtés des langues primitives celles qui ne sont pas parvenues à un tel degré d’abstraction.
   Il semble que la perspective vichienne offre la possibilité de fonder la perfection d’une langue autant à partir de l’arbitraire que de la motivation. Ainsi l’italien, moins abstrait et arbitraire que le français, n’est pas une langue moins élaborée, mais fondée sur une tradition aussi puriste et ri­goureuse que la langue française. Mais les efforts des philologues italiens avaient plutôt accentué la formation expressive de la langue, tandis que ceux des français avaient accentué celle de la signifi­cation (31).

Pour ce qui est des encyclopédistes, ils sont par­venus à ôter au mot « esprit » tout caractère mystique, mais ils sont demeurés prisonniers d’un esprit hanté par la rationalité. Ils se sont éloignés du champ sémantique de l’ingenium, beaucoup plus que Descartes. Par eux, la langue française est devenue tout à fait cartésienne.




Thèse soutenue le 22 juin 1974




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t312550 : 07/09/2017