u cours de la querelle, le mot « ingenium » avait été utilisé avec celui d’« esprit », qui était devenu un mot fort complexe, puisqu’il désignait – comme chez le P. Bouhours – une qualité de la langue, ainsi que le charisme de perfection et de pureté propre au modèle linguistique. C'est pourquoi il fut le plus compromettant et le plus explosif de la querelle.
Vico n’aurait pas pu aborder le problème des prérogatives des langues sans le prendre en considération. Il l’a fait en dépassionnant le débat par une démarche située à un niveau strictement herméneutique : « Lorsque (les Français) veulent désigner cette force de l’intelligence qui unit promptement, justement et efficacement les choses diverses et que nous (Italiens) appelons "ingenium", ils disent "esprit". Ainsi définissent-ils par un processus de réduction à des choses très simples cette puissance de l’intelligence (mens) qui n’existe qu’en raison de la composition ; en fait, leur intelligence très subtile excelle, non dans la composition, mais dans la finesse de la pensée » (13).
Je ne saurais suffisamment souligner l’importance de ces lignes, car Vico a donné une dimension nouvelle à la querelle, l’élevant à un problème de pensée. S’étant proposé d'être objectif dans la composition de cette œuvre, il n’a pas cédé à la tentation de répondre au P. Bouhours avec les mêmes armes.
Avant tout, il a donné au mot « excellence », pivot de la controverse, un sens nouveau, y ayant découvert non la supériorité d’une langue sur les autres, mais les prérogatives par lesquelles elles se distinguent. Charpentier et Bouhours avaient jugé l’italien à partir des qualités propres au français ; le recours à la langue grecque fait par Estienne avait constitué un faux arbitrage, puisque le français et l’italien n’étaient pas le grec. L’erreur remontait plus loin et plus haut, à Dante lui-même. Vico a pu poser le problème de façon différente, puisque sa philosophie du langage, même tâtonnante, lui a offert un fondement de critique comparative, sans le contraindre à renier la valeur des langues respectives.
Il a déterminé l’excellence des deux langues, en ce que le français serait un produit de l’esprit, et l’italien de l’ingenium. Les deux mots désignent la puissance de l’entendement, mais n’ont pas la même fonction : le premier se rapporte à la fonction analytique et déductive, le second à l’invention créative.
Pour l’ingenium, Vico se référait à la tradition humaniste, qui avait repris le mot de la latinité où, étymologiquement (de geno-gigno), il désignait le penchant naturel, l’aptitude ainsi que la faculté de percevoir, d’apprendre, de penser, l’accent étant mis sur la spontanéité, la naturalité et l’invention (14). Au temps de la Renaissance, on s’en était servi pour désigner la puissance créatrice de la poésie et de l’art en opposition au raisonnement. À partir du Maniérisme et du Baroque, le sens avait été de plus en plus déterminé par l’invention imaginative inhérente à la métaphore, synthèse originale des contraires, expression du nouveau et de l’imprévu, jusqu’à l’impossible crédible. Ainsi l’ingenium fut-il définitivement établi en opposition au logique (15).
Le mot « esprit », d’origine néo-platonicienne, adjoint au couple platonicien logos–psyché, avait désigné la nature d’une activité super psychique et super logique. Par la suite, le mot fut utilisé pour exprimer la faculté pensante (intelligence et volonté) en opposition au psychique (sensibilité et matérialité) (16). Il y aurait ainsi à la base des deux cultures une divergence profonde de la conscience de soi, et ainsi une image différente de l’homme, l’une fondée sur la raison, l’autre sur l’intuition ; la culture française serait orientée vers l’analyse, et l’italienne vers l’imagination créatrice.
Pour Vico, les Français pensent à partir d’un processus de réduction analytique, les Italiens d’un processus synthétique. Cette opposition est d’autant plus évidente que les Français traduisent le mot « ingenium » (ingegno) par « esprit », sans en accuser la différence. Leur traduction implique aussi une interprétation qui en transmute le sens. Vico a donc mis en évidence la méprise subjacente aux polémiques de la querelle : on jugeait les œuvres du génie italien, inventif et poétique, à la mesure du génie français, dont le caractère est analytique (17). On prétendait retrouver dans l’italien le charisme de spiritualité propre au français, sans rechercher son véritable charisme.
Vico s’était référé à la querelle, mais plus directement à la méthode cartésienne qu’il a considérée – nous le verrons – comme le produit le plus authentique du génie français. Les paroles qu’il a employées se réfèrent à des textes cartésiens très précis. Il a affirmé, en effet, que les Français « mentis vim, quae compositione existit, re simplicissima notant ». Descartes aurait pu remplacer ce pluriel, puisque les expressions « vis mentis » et « re simplicissima » opposées à « compositio » renvoient aux Regulae, principalement à la XII° qui en constitue la charnière.
Descartes y a étudié la relation entre l’intuition et la déduction, qui constituent le fondement de la méthode. Pour lui, l’intuition et la déduction sont la seule voie de connaissance certaine. L’intuition concerne « les choses ou natures simples », c’est à dire connues par elles-mêmes (17). C'est pourquoi la composition n’apparaîtra que postérieurement, seulement rendue possible par le concours de natures ou choses simples. Dans la même règle, Descartes s'est montré aussi soucieux de démarquer sa méthode intuito-déductive de celle employée dans l’École. Il a affirmé qu’au lieu de rechercher les principes simples et évidents, on allait dans l’École « comme à l’aventure, espérant que, peut-être, au cours de leur voyage errant à travers l’espace vide des causes naturelles, ils trouveront du nouveau » (18).
Il est permis de reconnaître dans cette description, toute caricaturale, le procédé de la méthode inventive, qui recherchait la vérité par la voie synthétique. Vico a retrouvé le génie des Italiens et de la langue italienne dans cette voie que Descartes a rejetée avec mépris. Sans doute la question s’est-elle posée de savoir comment il a pu défendre l’invention contre les attaques d’un tel homme. Il l’a particulièrement fait dans cette œuvre elle-même, mais plus directement dans le De italorum sapientia. Pour le moment, il en reste au niveau du problème linguistique et du style.
Ce rapprochement des Regulae est d’autant plus pertinent que Descartes y a employé le mot d’« ingenium » : Regulae ad directionem ingenii. Le mot revient presque toujours dans les énoncés comme dans les commentaires. À première vue, on pourrait croire qu’il est très approprié au sujet du livre qui tend à rechercher (inveniendi, acquirendi, inquirendi) la vérité. Mais le mot même de « vérité » indique bien que l’« ingenium » recouvre la totalité de l’activité spirituelle. Il désigne la « vis mentis » ou « vis cognoscendi », dont la fonction est l’intuition et la déduction. Les mots « recherche », « création » et « nouveauté » n’ont de sens que dans l’axe de la déduction. La « composition » ne peut être comprise que dans le cadre de la séparation et de la distinction oppositive propres à l’analyse (19).
Cet écart est plus évident – et dirai-je aussi – presque décevant pour qui recherche chez Descartes une ouverture esthétique dans le passage où le philosophe a défini le mot « ingenium ». Après avoir cerné les quatre facultés de la force de connaître (vis cognoscens) : l’entendement, la mémoire, l’imagination et le sens, il a souligné que le mot « ingenium » désignerait la même force de la connaissance, mais « lorsqu’elle forme de nouvelles idées dans la fantaisie ou qu’elle se penche sur celles qui y sont tracées » (20).
Descartes semble oublier que l’« ingenium » recouvre toute l’activité de la pensée, pour ne lui assigner qu’une activité propre. Il est surprenant qu’il ait pour tâche de créer des idées nouvelles dans l’imagination. L’« ingenium » apparaît-il créateur d’images au sens que le mot possédait dans la tradition esthétique humaniste ? La surprise disparaît si l’on pense que cette activité n’est que l’intuitus analytique qui saisit des « choses simples » au niveau du corps (mouvement, figures géométriques, etc.), de même qu’il les appréhende au niveau de l’« entendement pur ».