ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
Ennio FlorisLa rupture cartésienne et la naissance
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Le De nostri temporis studiorum ratione (1708)5- Langue et méthode |
57- Finesse et sublimité |
Profil biographique de Jean-Baptiste Vico
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armi les Pensées ingénieuses du P. Bouhours, l’une d’entre elles a attiré tout spécialement l’attention de Vico : « En matière d’esprit, ce n’est pas le grand et le sublime qui plaît à proprement parler ; c’est ce je ne sais quoi de fin et de délicat » (37). Vico est revenu deux fois sur ce passage : la première pour s’approprier l’expression « je ne sais quoi de fin et de délicat », la seconde pour retrouver dans la sublimité et la finesse les caractéristiques des deux langues, en affirmant que le français est « autant dépourvu de sublimité et d’ornement qu’il supporte avec aisance la délicatesse » (38). Au contraire, le style sublime et orné serait un caractère propre à l’italien. Cette inférence aurait sans doute déplu au P. Bouhours, mais elle était conséquente. Vico a traduit les mots « délicat et fin » par « tenuis et subtilis », qu’il a empruntés à Cicéron, indiquant ainsi qu’il cherchait à expliquer la différence stylistique des deux littératures à la lumière de la rhétorique cicéronienne. En effet, selon l’orateur romain, les styles de l’éloquence étaient au nombre de trois : la forme ample (amplus – plenus), la forme délicate et fine (tenuis – subtilis) et la forme modérée (mediocris), médiane entre les deux premières (39). Mais en raison du syncrétisme de cette dernière forme, il est possible de ne parler que de deux styles : l’ample et le délicat. Le premier aboutit à un discours abondant et majestueux, grave et véhément, varié et apte à convertir les esprits ; le second réclame un discours subtil, concis et dense, recherchant moins l’émotion que l’explication. On peut aisément retrouver dans ces deux styles la bipartition aristotélicienne du discours. En effet, ces deux formes avaient constitué la ligne de partage de courants littéraires de l’Antiquité : en Grèce entre Démosthène et Lysias, à Rome entre Cotta et Sulpicius, Cicéron et Quintilien. En Italie, le style a été aussi à l’image de la langue, orné et ample, grand et véhément, élégant et majestueux. À ce propos, Vico a tracé une rapide esquisse, en classant les auteurs de la littérature italienne selon le caractère de leur style, en les rapprochant d’auteurs grecs et latins. Dans le style ample et orné, il a classé Hérodote, Tite-Live et Guicciardini ; dans le style grand et véhément, Thucidide et Salluste ; lui sont apparus élégants Boccace et Pétrarque ; enfin majestueux Homère et Virgile, Ariosto et Tasso (41). La comparaison entre l’italien et le français a été dominée par une conception baroque du style. Vico a opposé aux « très fins et très subtils Français », les très « aiguisés » (scuti) ou « sublimes » Italiens. Or le mot « acutus » est la marque de l’esthétique baroque, fondée sur l’acuité et la métaphore. Cette comparaison semble indiquer une contradiction, car Vico avait fondé la distinction des deux littératures sur l’opposition des prérogatives de style qui se trouvaient en chacune d’elles. N’y a-t-il pas, en français comme en italien, des auteurs du style ample et orné, et d’autres du style fin et délicat ? Sans doute, pour juger les deux littératures, Vico s’est-il servi d'une méthode propre à toute la critique humaniste et classique. On jugeait les auteurs en prenant pour critère les formes mêmes qui avaient constitué leur idéal. Dans des temps plus anciens, chez Démétrius de Rhodes, par exemple, les formes idéales de style étaient au nombre de quatre : grand, simple, élégant et fort. Par la suite, elles avaient été réduites à deux : l’élégant assimilé au simple, le fort au grand. Ainsi cette opposition fournissait une grille critique permettant une approche comparative des œuvres, sans prétendre néanmoins à une classification rigoureuse. En France et en Italie, elle avait servi de support à une étude parallèle de leurs littératures avec la littérature latine. En France elle avait été exploitée par Fénelon, en Italie par Tasso, entre autres (42). Chez Vico, l’usage de cette grille non pour juger des auteurs, mais des langues et des cultures, fait problème. Bien qu’implicite dans la querelle, cette extension apparaît nouvelle et originale. Cependant, Vico en avait déplacé le fondement. En effet, chez Cicéron comme chez Tasso, la distinction des deux styles ne concernait pas l’élocution (43). L’ampleur et la finesse n’étaient donc que le revêtement de la pensée au niveau du dire. Au contraire, Vico a déplacé la distinction de l’élocution à l’invention, du modus dicendi à la figure fondamentale de la langue et à l’ingenium. Ainsi l’ampleur et la finesse devenaient-elles le moment dialectique de l’esprit humain et s’opposaient-elles et se recoupaient-elles selon les différents niveaux. |
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t312570 : 08/09/2017