ico a établi la caractéristique des deux cultures sur le double aspect du pouvoir créateur de l’homme : l’un, spirituel, orienté vers la pensée, l’autre, « ingénieux », vers l’œuvre. Ces deux activités affectent aussi bien l’homme que la langue. Mais s’agit-il vraiment d’une dimension linguistique, ou bien d’une dimension rhétorique ? Vico n’aurait-il pas projeté au niveau de la langue ce qui est spécifique à la parole et à la littérature ?
Il convient cependant de chercher à saisir la théorie de Vico, non à partir de la dichotomie saussurienne langue – parole, mais de la tripartition remontant à Valla entre grammaire, langue et parole. Ainsi le caractère créateur atteindrait la langue à son second degré, c’est à dire dans sa réalité d’usage.
À propos de création, il n’est pas sans intérêt de confronter la théorie vichienne avec les recherches de Chomsky sur le caractère créateur du langage dans la linguistique cartésienne. Selon l’éminent linguiste, Descartes, la grammaire de Port-Royal et la logique d’Arnauld font remonter l’origine du langage à l’esprit. Descartes, pour qui l’esprit est opposé à la matière, n’a pas considéré la langue comme un produit mécanique de la sensibilité, mais comme l’activité créatrice de la pensée.
La façon dont cette tradition cartésienne explique le caractère spirituel de la langue est schématisée par Chomsky de la manière suivante : dans le langage, deux structures apparaissent dont l’une est appelée « profonde », ou « de base », et l’autre « de surface », correspondant l’une et l’autre aux niveaux syntaxique et syntagmatique du langage. La première, structure de signification, demeure cachée et remonte à l’activité logique de l’esprit ; la seconde est l’aboutissement d’une activité « transformationnelle », non créatrice, qui opère par des règles de suppression, de réarrangement et d’adjonction (44).
Si l’on devait confronter la théorie vichienne à ce schéma, il apparaîtrait qu’elle le rencontre au niveau de l’activité « transformationnelle ». En effet, les deux formes du dire affectent le syntagme, l’ordonnant l’une à la signification, l’autre à l’expression de l’œuvre. Mais aussitôt elle modifie le schéma sur deux points. La linguistique cartésienne ne présente de structure opérationnelle qu’au niveau de la signification. Au contraire, Vico a employé deux structures, toutes deux nécessaires au langage. De plus cette double structure opérationnelle a amené Vico à reconnaître deux structures de base, l’une dépendant de l’esprit, l’autre de l’ingenium.
Chomsky ne paraît pas s’être aperçu des limites de la linguistique cartésienne, parce qu’il ne conçoit dans le langage qu’une fonction de signification. Cependant il a failli pénétrer dans le vif de ce problème, en affirmant que dans sa conception de l’esprit, Descartes aurait subi l’influence du livre de Huarte L’examen de ingenios. Mais il n’a pas tenu compte de ce que l’ingenios de l’écrivain espagnol ne correspond en aucune manière à l’esprit de Descartes, bien que traduit par ce mot (45). Chomsky a été également victime de la méprise de la traduction d’ingenium par esprit, ne reconnaissant dans l’homme qu’une activité créatrice déductive. Sous cet angle, sa linguistique s’inscrit bien dans la tradition de la linguistique cartésienne.
J’estime qu’une meilleure connaissance de Vico aurait pu l’amener à découvrir deux traditions linguistiques, l’une fondée sur l’esprit, l’autre sur l’ingenium, qui est à la base de la linguistique romantique de Schlegel et de Humbolt.
Dans cette première œuvre, Vico a considéré l’ingenium et l’esprit comme des activités complémentaires, en les appliquant à deux fonctions du langage. Dans sa conception ultérieure du langage, il se séparera plus nettement de la linguistique cartésienne, car la relation entre l’esprit et l’ingenium sera conçue dialectiquement : ceux-ci ne se partageront plus alors les fonctions du langage, puisque chacun d’eux prétendra à la totalité, le premier par la raison, le second par l’imagination. Toutefois, dans cette dialectique, l’ingenium occupera une place privilégiée en devenant la véritable source créatrice du langage (46). Alors, une confrontation avec Chomsky est susceptible de devenir plus intéressante, puisque la structure de base de l’ingenium prévaudra sur celle de l’esprit.