ue la langue fût conforme au génie du peuple qui la parle, et qu’elle en fût la véritable image, telle fut la conviction qu’on a eu communément, tout au long de la querelle. Déjà intéressé par les recherches esthétiques et rhétoriques baroques qui gravitaient autour du mot ingenium, Vico prêta à la relation entre la langue et le génie une attention toute spéciale. Il y a vu une antithèse posant un problème de haute philosophie. La langue se conforme-t-elle au génie, ou le génie à la langue (6) ? Tous ceux qui s’étaient occupés de la formation du français et de l’italien n’avaient pas résolu ce problème. Vico a donc tenté d’apporter une solution en poursuivant une réflexion philosophique sur le langage.
Nous rechercherons le dénouement de sa pensée non plus dans le De ratione, mais dans les Institutiones rhetoricæ, œuvre parallèle aux Discours. Son attention sur la philosophie du langage avait été attirée par la célèbre distinction de Quintilien : « Aliud est grammatice, aliud latine loqui » (7) (Autre chose est de parler de la grammaire, autre chose de parler en style latin).
Il est probable que Vico avait connu la controverse qui, sur ce thème, avait opposé deux siècles auparavant Valla et Poccio Bracciolini (8), qui avait interprété la distinction quintilinienne sur la base de la relation langue-rhétorique. Ainsi le loqui grammatice ne désignait-il que la langue, le latine loqui le parler dans le style latin. Au contraire, Valla y voyait une opposition des deux niveaux propres à la langue, l’un se rapportant à la langue comme système normatif (la grammaire), l’autre (le parler latinement) à la langue déterminée par la « coutume » littéraire.
Sans doute voyait-il la nécessité d’affirmer en-deçà du style et en opposition à la grammaire la réalité historique de la langue. Les recherches qu’il avait poursuivies dans les Elegantiarum libri se fondaient sur cette conception du langage. Les élégances n’étaient pas seulement des ornements de style, mais des propriétés de la langue. C’est pourquoi il ne s’est pas contenté d’indiquer les « préceptes » de la grammaire, mais il a présenté les « figures » dans lesquelles l’usage avait fixé la langue comme dans sa propre nature historique. À son avis, il était impossible de parler en bon latin à partir de la grammaire, car on aurait pu aboutir, comme au Moyen-Âge, à une langue sans commune mesure avec le latin (9).
Dans l’interprétation de l’axiome de Quintilien, Vico s’est mis sur les traces de Valla. Il a conçu la grammaire comme un système de « règles » concernant les mots au double niveau phonétique et sémantique. Elle correspondrait à la langue de de Saussure, à la différence que Vico n’y a découvert qu’un système normatif. En effet, quant à la morphologie, la grammaire fixe les formes et non la matière des mots. Par le lexique, elle détermine la signification des mots, les isolant sans se soucier de leur mise en relation (comparatio), lieu par excellence où se forme le sens. À la grammaire s’opposerait le « parler latinement », c’est à dire la tradition d’usage établie par les auteurs.
Il est possible à la rigueur de parler latin à partir de la grammaire, en s’appuyant sur les possibilités combinatoires abstraites. Mais cette locution, pour devenir véritablement latine, devrait recourir à un élément extérieur à la grammaire, l’usage, par lequel Castiglione en Italie et Vaugelas en France avaient résolu le problème de la querelle des langues. Mais en accord avec Valla, Vico a donné à l’usage une dimension linguistique. Entre la grammaire, comme système normatif de signes, et la parole écrite ou parlée, se trouve la langue historique, déterminée par les règles concrètes d’usage (10). Il serait impossible de comprendre la linguistique de Vico, comme celle de Valla, dans le cadre de la dichotomie saussurienne « langue-parole » ; par contre cela devient possible dans la trichotomie « langue-usage-parole » (11).
Cet aperçu nous permet de comprendre pourquoi Vico a vu un problème d’importance philosophique dans l’alternative du génie conforme à la langue ou de la langue conforme au génie. Il a adhéré au premier aspect de l’alternative. L’homme se trouve inscrit dans une réalité historique de culture, où la langue et le génie du peuple se rencontrent (12). Par ailleurs il n’a été ni courtisan, comme Castiglione, ni royaliste comme Vaugelas. Il n’a pas trouvé à la cour le lieu du langage, mais dans le peuple, dont le génie coïncide avec la structure du langage historique. En effet, si ce langage n’est pas un système abstrait mais un code d’usage dû à l’invention du peuple, il est la forme dans laquelle le génie du peuple s’exprime et se réalise.