ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



La  rupture  cartésienne  et  la  naissance
d’une  philosophie  de  la  culture
dans  les  œuvres  juvéniles  de  J.-B.  Vico





Le  De  nostri  temporis  studiorum  ratione  (1708)



7-  Le  « cogito »  cartésien
et  l’interprétation  vichienne  du  doute






74- La « res cogitans »



Lettere a Mons. Pietro Bembo, 1560





Profil biographique de Jean-Baptiste Vico


INTRODUCTION


LES DISCOURS

Vico orateur

La connaissance de soi et la divinité de l’homme

Conscience éthique et conscience historique

La morale des intellectuels

La politique du pouvoir et la politique de l’autorité

Le droit de la guerre et la sagesse du Droit

La corruption de la nature et la méthode des études

La rhétorique des Discours et le projet philosophique de J.-B. Vico



DE NOSTRI TEMPORIS STUDIORUM RATIONE

Vue d’ensemble

La controverse des Anciens et des Modernes et la conscience historique

La nouvelle science

La controverse des langues

Langue et méthode

Le vraisemblable et le sens commun

Le « cogito » cartésien et l’interrogation vichienne du doute
Vico interprète de Descartes
Doute dialectique des Anciens
  et doute cartésien
Le doute gnoséologique de
  Vico
La « res cogitans »
Je doute : l’être est
Valeur critique et autocritique
  du doute

Logique analytique et logique synthétique

Métaphysique et mathématiques


DÉMARCHE POUR UNE PENSÉE CRÉATRICE



BIBLIOGRAPHIE


appelons les paroles par lesquelles Descartes a décrit dans la seconde Méditation le passage du doute au « j’existe » : « Je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps : ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je ne me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose... De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir examiné toute chose, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est néces­sairement vraie, toutes les fois que je la pronon­ce ou que je la conçois dans mon esprit » (10).

Il faut distinguer deux moments dans le processus méthodologique cartésien : celui du doute et celui de la persuasion. En effet, puisque le doute est dialectique, il a pour tâche d’éloigner le sujet de toute adhésion au vraisemblable et de le persuader que le contraire du vraisemblable, c’est à dire le faux-semblable, est vrai. Descartes a affirmé ex­plicitement qu’il était convaincu de la non-exis­tence du monde. Concernant la non-existence du sujet lui-même, il a posé une interrogation qui pour­rait être interprétée autant de façon négative que positive : « ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point ? »

Dans l’hypothèse où il ne s’était pas persuadé, le processus critique devrait être interprété de la manière suivante : ayant douté qu’il n’existait pas, le sujet doutant s’aperçoit qu’il lui est impossible de s’en persuader, car l’affirmation qu’il n’existe pas impliquerait la négation de lui-même, comme sujet de cette affirmation. Il existe donc par l’im­possibilité de se persuader qu’il n’existe pas.
   Cette interprétation ne serait pas cependant tout à fait en accord avec la logique du doute. Car comment le sujet doutant pourrait-il s’arrêter dans son processus de persuasion, s’il n’est que fantas­tique, abandonné sans merci au jeu de l’imagi­na­tion ? Que lui importerait d’être mis en contradic­tion avec lui-même, s’il n’est pas réglé par les premiers principes puisqu’il est convaincu qu’ils sont faux ? Si le « j’existe » n’est pas renié com­me toutes les autres connaissances, il se posera de façon acritique. Il surgira par surprise, non de la dialectique du doute, mais parce qu’il aura su échapper par une ruse méthodologique à sa néga­tion. Ainsi le processus critique du doute aboutira à une farce où le vraisemblable, pourchassé par­tout, réapparaît sous le masque du « j’existe ».

Dans la seconde hypothèse, il convient de consi­dérer l’interrogation prononcée par le « je » pen­sant pur qui sort de sa parenthèse pour tirer les conséquences du doute, confiée à la fonction ima­ginative de l’ego. Le processus du doute passe du niveau dialectique à celui de la réflexion critique. Le « je » constate qu’il s’était bien persuadé que le monde n’existait pas. Il s’interroge sous une forme ambiguë, à la fois douteuse et affirmative : « ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point ? »
   Il s’agit maintenant de confirmer pour lui la validité de l’œuvre accomplie par le « je » dou­tant, et de passer de la persuasion à la conviction. De même qu’il s’était persuadé qu’il n’existait pas, peut-il maintenant s’en convaincre ? Non, il existe, parce que, réfléchissant sur le doute, il pen­se au moment même où il croyait ne pas exister. Ainsi la rhétorique se trouvait-elle con­fondue au seuil de la pensée critique.

Cette interprétation nous offre la possibilité de replacer le cogito dans sa logique, et d’y dé­cou­vrir une tension correspondant à la crise de con­science manifestée à la fin du XVI° siècle. Je reviens une fois encore aux origines du Quat­tro­cento, pour souligner l’accent mis par les hu­ma­nistes, détour­nés de la métaphysique, sur le pou­voir créateur de l’homme. L’ouverture à l’histoire s’était substituée à l’attente eschatologique, la vertu avait été sup­plantée par la bravoure, la philosophie par l’art, la recherche de l’être par celle du verbe (philologie). Ainsi l’homme avait été défini comme existence, dont l’être était son propre accomplissement par les œuvres.

La crise fut ressentie par tous ceux qui recher­chèrent l’être au-delà de l’existence. Elle fut, avant tout, accusée par les théologiens dans les disputes avec les premiers humanistes, comme Dominici, mais d’une façon bouleversante pour toute l’his­toire future par Luther et les Ré­for­mateurs qui virent dans cette exaltation de l’œuvre la déifi­cation de l’homme à l’encontre du Christ. En se confiant dans les œuvres, l’homme se dé­ta­chait de son salut qui est Grâce.
   Encore que cette crise fut enquête, pénétration intérieure et drame spirituel chez Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, qui virent dans l’aboutisse­ment des œuvres l’absence de Dieu. Ils ont voulu refaire, à partir des œuvres, le chemin allant vers Dieu à travers le néant. Nada ! C’était plus que l’enfer de Dante, mais le moment où toute activité de l’homme s’arrête et où les idées s’éva­nou­issent, en même temps que les images ; l’homme ne per­çoit que le dévoilement du non-être, l’heure zéro du temps de l’homme, la nuit obscure qui appelle la lumière par la totalité des ténèbres, le jugement de l’homme faiseur d’idoles par l’ab­sence de Dieu. Mais du sein de cette nuit et par la négation de son être au monde et de sa propre créativité, l’homme se découvre existant par la foi.

L’expérience cartésienne semble, dans la recher­che de la certitude, retracer au niveau philosophi­que l’itinéraire mystique de Jean de la Croix. Au départ, on retrouve chez l’un et chez l’autre la conviction que l’œuvre de l’homme n’est que du vraisemblable, ainsi que la volonté de pénétrer dans l’univers d’apparence afin d’en dévoiler le non-être total, l’absence de toute activité humaine en face de l’être. Dans cette négation, nous re­trouvons l’affirmation de l’existence sous l’appa­rence, l’une par la foi, l’autre par l’évidence.

Ce parallèle pourrait être poursuivi avec d’autres expériences de cette crise, surtout avec celle que Cervantes projette et dramatise dans Don Qui­chotte. Sous la devise du chevalier, son héros est la personnification de l’homme idéal propre à la Renaissance qui, selon la description de Machia­vel, s’oppose au destin et aux hasards de la nature par son art et ses exploits.
   Autour de cet homme, Cervantes n’a aperçu que le néant. Il a cherché à représenter dans les exploits de son héros le tragique de cette relation de l’homme au néant pour le conduire à la re­découverte de lui-même par la destruction de son masque de chevalier. Ainsi don Quichotte affronte ses ennemis, donne l’assaut à ses châteaux, con­quiert sa Dame, cherche par les armes et la bra­voure à réaliser la justice parmi les hommes. Mais il ne combat que ses propres images, qui le dé­tournent de la réalité. Il ne s’aperçoit pas que sa réalité est vide.

Ainsi l’homme de la Renaissance, qui avait cher­ché à exister selon le dignité et son pouvoir cré­ateur, est dévoilé dans sa réalité. Il était un aliéné, il était don Quichotte de la Manche pour­suivant des rêves et des fantasmes de grandeur ; il ne pourra recouvrer ses sens que lorsque toutes ces images auront été anéanties, c’est à dire lors­qu’il aura renié les œuvres sur lesquelles il avait fondé son être propre pour surgir dans la nouvelle exis­tence d’un homme, et non d’un chevalier ou d’un magicien.

En me référant à la fonction pensante du cogito, j’avais déjà relevé son caractère faustien. Je viens de mettre en parallèle le cogito et l’expérience mystique, en considérant le doute comme la puri­fi­cation du cogito. Ce nouveau parallèle se justifie si l’on considère le processus de doute lui-même, où l’homme est abandonné à la logique de son imagination, ne poursuivant que des images, ce­pen­dant symboles des œuvres que l’homme a pen­sées et faites. Comme don Quichotte, l’ego cartésien découvre sa véritable existence à partir de la folie qui anéantit en lui toute foi dans les œuvres. Descartes a intériorisé en lui-même la folie de don Quichotte pour découvrir sa véritable existence.

Ces considérations manifestent dans le cogito l’expérience d’un drame intérieur qui, propre à Descartes, a correspondu cependant à une crise de culture et à la dialectique de l’esprit humain. Elles impliquent au préalable, entre le doute et la pensée pensante, une tension profonde que Des­cartes a semblé méconnaître.

Dans le Discours, Descartes a affirmé la parfaite adéquation du cogito et du doute, car dans la séquence « cogito, ergo sum », le cogito n’est que le sujet doutant : cogito parce que je doute. Dans les Méditations, le doute et le cogito mani­festent un certain écart. Il semblerait aussi que le processus critique passe du doute à l’existence sans que le cogito apparaisse. À une étude plus attentive, le « j’existe » s’appuie sur le « je pen­se », mais l’identité entre le « je doute » et le « je pense » peut-elle expliquer leur tension ?

Rappelons que, dans la Règle XII, Descartes a inclus dans le « je pense » à la fois la mémoire, l’imagination, l’ingenium et la pensée pure (11). Le cogito est ainsi le sujet pensant, présent en différentes fonctions de l’esprit. La dialectique du doute est rendue possible par le rapport entre l’unité de la conscience et ses différentes fonc­tions. Dicté par le « je pense » comme exigence de vérité, le doute s’exerce au niveau de la fonc­tion imaginative, productrice de vraisembla­ble.
   La conscience se livre ainsi à un exploit de pure imagination, ravivant en elle-même non seulement l’enfance vécue, mais aussi celle qui aurait pu vivre. L’aboutissement négatif de cet exploit l’a conduite à son échec. Elle résiste au doute se situant au-delà de la fonction productrice d’ima­ges. Au moment où elle se persuade que rien n’existe, elle se convainc qu’elle existe en tant que pensante.

À ce point, il convient d’approfondir la relation entre le « je pense » et le « j’existe ». Il est pos­sible de concevoir le doute à travers les étapes suivantes : je doute, j’existe, je pense. Je doute sur toutes les connaissances acquises concernant les choses, aussi bien que sur l’existence du sujet lui-même. Mais au moment où le doute s’ac­complit dans la persuasion que je n’existe pas, je me découvre existant dans l’acte de l’affirmation que je n’existe pas. Nié dans l’instance de la pro­position comme objet, je suis existant en acte comme sujet.
   Cependant la conscience de cette existence serait soumise au doute, si elle restait du domaine de la persuasion. Il convient donc qu’elle soit assumée par le « je » pensant pur. Ainsi j’existe dans la mesure où, me persuadant que je n’existe pas, je pense. En pensant, dans la tentative d’ins­crire la persuasion dans l’acte de la conviction, je me découvre existant. Le véritable processus du doute deviendrait ainsi : je doute, je pense, j’exis­te.

Descartes a affirmé que le « j’existe » est vrai, non seulement au niveau de l’expérience, mais aussi de celui de l’énoncé. Il faut cependant que la proposition « j’existe » ne soit pas considérée en soi, mais en relation avec la pensée pensante ; elle est donc vraie dans l’acte où elle est pensée ou dite. Coupée de l’acte en acte de la pensée, elle deviendrait douteuse, signifiant davantage que la réalité à laquelle elle se réfère.

Au cours des Méditations, le « j’existe » a été exprimé de manière différente par les expressions « je suis une chose qui pense » ou par « subs­tance pensante », sans que Descartes ait accusé un changement de sens (12). Cette dernière ex­pression du cogito constitue le point de désaccord dénoncé par Vico. Il faut reconnaître que les mots « res » et « substance » n’étaient pas inclus dans la première expression : ils avaient été trop em­ployés dans la philosophie des écoles pour ne pas être piégés.
   On serait tenté d’expliquer la res cogitans com­me une vérité simple, déduite de la proposition « je pense ». Il s’agirait alors du renversement du cogito sum en sum cogitans, dans la mesure où le sum et le cogito se compénètrent dans le même acte. Mais cette explication impliquerait un para­logisme grossier, car le mot sum, employé une fois pour l’existence, une autre comme copule prédicative, serait équivoque. On passerait alors d’une proposition d’existence à une proposition d’essence, ce qui est impossible puisque le sujet, en se percevant existant, ne sait pas encore ce qu’il est.

Faut-il l’expliquer comme étant une expression symbolique se rapportant directement à l’expé­rien­ce du cogito ? Les mots « res » ou « sub­stance » ne désignent pas la notion de res ou substance de la philosophie, mais le « je suis » de l’expérience. Ainsi le cogitans n’est pas à pro­pre­ment parler un attribut, mais le symbole du « je suis ». L’énoncé « res cogitans », chose ou sub­stance pensante, ne serait que l’expression sym­bolique du rapport entre la pensée et l’existence de l’expérience criti­que. La pensée existante est res, substance en ce qu’elle s’affirme en op­po­si­tion à l’apparence du vraisemblable.




Thèse soutenue le 22 juin 1974




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t312740 : 20/09/2017