arvenu à ce point de la recherche, il convient de réfléchir à la valeur critique des deux doutes. Descartes a explicitement avoué à plusieurs reprises que l’intention du doute est la recherche de la vérité (14). Toutefois, lorsque le doute intervient, cette intention demeure en suspens. Avec raison, d’ailleurs, puisque le doute doit se poursuivre comme une action de persuasion en deçà du domaine de la vérité. Évitant l’impasse de Platon, pour qui la vérité était certifiée par sa propre évidence, Descartes avait soumis au doute l’évidence elle-même, afin que le vrai puisse s’affirmer en opposition au doute, persuadeur de faux-semblable.
Il convient toutefois de reconnaître que le « je pense » n’avait qu’une valeur critique relative, puisqu’en ne s’identifiant pas avec le doute, il puisait sa certitude dans une fonction qui lui était étrangère et qui ne jouait qu’un rôle de signe. Ainsi, l’idée de son être était vraie, non parce qu’il en saisissait la conformité à son être réel, mais parce qu’il en trouvait l’indice dans la résistance qu’elle opposait au doute persuasif. S’il faisait abstraction de ce signe, il demeurait en lui-même tout à fait acritique, parce qu’il lui manquait l’expérience que l’idée de son être pensant était conforme à la réalité. Authentifié par un signe extérieur, il restait exposé au doute à l’intérieur de lui-même.
Ce doute était différent du premier, qui s’était déroulé en marge du « je pense », ayant pour tâche d’ôter les préjugés et les illusions par la persuasion. Au contraire, le nouveau doute atteignait le « je pensant » dans sa fonction de pensée, et il possédait un caractère métaphysique. En effet, comment pouvait-il s’assurer de la valeur objective de l’idée de soi, s’il ne la maîtrisait que par l’idée ? Il fallait trouver une idée qui impliquât nécessairement l’existence de la chose exprimée.
Or Descartes l’a trouvée dans l’idée de Dieu (15) qui, à la différence des autres, exigeait a posteriori comme a priori l’existence de son objet. Mais si l’idée de Dieu était vraie, devait l’être aussi celle du « j’existe » qui en était le support. Ainsi le cogito parvenait-il à sa parfaite certitude critique, non seulement par un signe, mais intérieurement par l’expérience que l’idée du « je pensant » était objectivement vraie. Pour que les preuves de l’existence de Dieu aient leur valeur critique il faut, pour notre part, renoncer à les comprendre par un procédé déductif à partir du cogito. S’il en était ainsi, elles seraient conditionnées au cogito qui en serait le principe, et elles ne pourraient pas apporter de surplus de valeur critique.
La recherche de l’existence de Dieu s’expliquait au contraire par une rupture que le doute métaphysique opérait dans le premier processus critique, car ce qui devenait objet de doute n’était plus le vraisemblable, mais le cogito qui avait surgi du premier doute. Un vide s’ouvrait au sein du « je pense », l’ego qui apparaissait si sûr, si éclairé, doutait à nouveau et s’aliénait. Il s’agissait, cette fois, de sa folie qui l’affectait comme pensant, parce qu’il s’abandonnait à l’hypothèse que Dieu, en le trompant, lui aurait donné des idées sans correspondance avec la réalité.
Il ne restait à Descartes d’autre issue que celle qu’il avait adoptée lors de la première crise : assumer ce nouveau doute pour l’opposer à cette hypothèse folle, comme auparavant il l’avait dressé contre le vraisemblable. Si l’hypothèse du Dieu trompeur était vraie, toutes les idées, y compris celle de Dieu, devenaient vides. Ainsi, il devait être possible de considérer l’idée de Dieu sans y trouver un lien avec la réalité. Or l’analyse de l’idée de Dieu résistait au doute, comme le « j’existe » avait échappé au doute topique. Si Dieu existe dans sa propre réalité, l’idée de Dieu est vraie, celle aussi du « j’existe », donc j’existe vraiment.
Une différence profonde sépare l’affirmation du premier « j’existe » de celle qui suit l’existence de Dieu : la première, fondée sur un signe extérieur, est hétéro critique, la seconde, fondée sur l’activité du « je pensant », est autocritique.
Vico a parcouru en une seule étape les deux moments de l’itinéraire de Descartes. Un parallèle entre les deux doutes devient à ce moment-là plus pertinent, dans la mesure où il se déroule au sein du « je pensant ». Nous avons souligné que chez Descartes le doute marquait, même à ce niveau, une certaine aliénation : le « je pensant » était supporté par une hypothèse, fruit d’une imagination dont il n’avait pas encore réussi à se libérer. Le doute métaphysique poursuit le fantasme du « je pensant ». Au contraire, chez Vico, le doute n’a pas aliéné le « je pensant », parce qu’il constituait la démarche même de son existence.
Quant à l’aboutissement final du doute, l’accord entre les deux philosophes semble parfait, car tous deux sont parvenus à affirmer l’existence du « je pense » par la prise de conscience du « il est » de Dieu. Mais alors que Descartes en est sorti entièrement rassuré et contemplateur de la vérité, Vico n’en a été que l’enquêteur. En effet, le « je suis » ou le « j’existe » cartésiens sont davantage que l’affirmation de l’existence du sujet, ils sont aussi une proposition objectivement vraie que Vico a appelée, à juste titre, primum verum. Chez Descartes, le processus critique a prétendu répondre exhaustivement aux exigences du problème épistémologique de la certitude, de l’objectivité et de la valeur argumentative de la connaissance. Au contraire, Vico n’a reconnu dans le sujet que le droit à une vérité qu’il fallait rechercher et établir.
En bref, le « je pensant » cartésien est existence des choses, tandis que le « je » vichien n’est qu’existence pensante. Chez Descartes, le pensant est, chez Vico il devient.
Cette démarche critique nous permet de porter notre attention sur le principe aristotélico-thomiste « intellectus fit omnia » que Vico a posé comme principe de la connaissance, de sorte que si la métaphysique établit que « homo intelligendo fit omnia », la métaphysique poétique démontre que « homo non intelligendo fit omnia ». Peut-être même cette seconde affirmation est-elle plus fondée, car si par son intelligence l’homme déploie ses facultés et parvient à comprendre, lorsqu’il est privé de cette intelligence, il fait de lui-même ces choses, et en se transformant en elles, devient ces choses mêmes (16).
Il serait possible de chercher à comprendre la première et la dernière démarche de la pensée de Vico dans le cadre de ce principe. Dans le De ratione, Vico a manifesté une certaine assurance cartésienne. Bien que sachant que le « je pensant » ne contenait pas de vérités toute faites, Vico a eu conscience qu’il pouvait les posséder par l’exercice de la connaissance « cognoscendo fit omnia ». S’il n’a pas eu la certitude de connaître les choses, il a eu celle de pouvoir les connaître.
Au contraire, dans la Science nouvelle, il a mesuré l’écart séparant la connaissance de droit de celle de fait. Il a réfléchi que l’enfance précède l’âge adulte, et qu’elle ne peut que s’opposer à la raison. À son doute gnoséologique s’est ajouté celui de caractère cartésien qui posait le sujet pensant en face du vraisemblable. Alors le « je pensant » de Vico tombait aussi dans une situation de folie, plus radicale et plus antinomique que celle de Descartes, pour qui l’enfance n’obscurcissait pas la connaissance évidente des choses, mais le pouvoir de les connaître. La conscience de soi n’avait plus alors qu’à assumer ce doute et à s’acheminer vers la recherche des vérités, persuadée de ne pas pouvoir les connaître.
Jadis le « je pensant » devenait les choses « cognoscendo », maintenant il les devient « non cognoscendo ». C’est la folie du poète. Ne pouvant se confier à la raison, le sujet se livrait à l’imagination qui l’obligeait à l’effort suprême pour atteindre l’être par le dépassement du vraisemblable. C’est l’imagination créatrice, au-delà du possible et du croyable.
Ainsi Vico parfaisait-il son anticartésianisme au moment où il assumait le doute cartésien : en doutant, il parvenait à affirmer l’existence du sujet pensant au-dedans de l’activité créatrice de l’imagination.