ans ce climat de révolte contre l’autorité, le rapport entre les anciens et les modernes, tel qu’il avait été rompu par la Renaissance et le Maniérisme, pouvait-il encore être valable ? Puisqu’on avait tué le père, toute parole dite ne pouvait prétendre à devenir normative pour les temps modernes. À l’ipse dixit se substituait le dire actuel des hommes dans l’épreuve et la contradiction de leur histoire.
La vérité était aussi soumise à la condition de toute parole : elle était filia temporis. Elle croissait et mûrissait avec le temps. Ainsi, il ne fallait plus la rechercher dans le passé, mais dans le présent qui indiquait le moment de l’accomplissement, de la maturité des âges. Une nouvelle formulation se substituait à l’ancienne pour exprimer la dialectique de l’histoire : non plus l’opposition entre les anciens et les modernes, mais entre les « jeunes et les adultes ». Oui ! les anciens ne sont que le moment écoulé de notre propre jeunesse. Métaphore audacieuse, mais vraie, la plus bouleversante que le Baroque ait pu concevoir !
On la retrouve chez tous, chez Bruno et Galilée, Bacon, Descartes et Pascal (22). Elle constitue le mot d’ordre d’une humanité qui se découvre majeure, parvenue à l’âge de sa maturité. Mais combien l’esprit est différent de celui de la Renaissance !
Les humanistes vivaient dans l’euphorie de la jeunesse, parce qu’ils étaient les cadets de la grande famille culturelle qui les reliait aux Romains et aux Grecs. Comme tous les jeunes, ils étaient violents, passionnés, parleurs, dominés par l’imagination et par l’exaltation. Souvent ils ont réalisé de grandes œuvres à un âge qui, aujourd’hui, nous étonne par sa jeunesse. Laurent de Médicis et Pic de la Mirandole, Masaccio et Raphaël n’ont pas dépassé les quarante ans. Quant à ceux qui sont parvenus jusqu’à la vieillesse, tels que Michel-Ange, Léonard, Titien ou Donatello, ils furent poursuivis jusqu’à la fin par la fureur juvénile de la création.
Alors, on se sentait adultes, et comme eux, on regardait le passé avec un certain dédain, comme le temps des rêves, des errances et des préjugés. Non seulement, il ne fallait pas prendre ce temps comme modèle, mais on devait s’en méfier. Moment dépassé de leur préhistoire, il ne pouvait avoir d’autre valeur qu’historique, utile à la science de la mémoire, et non à celle de la raison et de la philosophie. Tous ont été des adultes sévères à l’égard de leur jeunesse, excepté Vico. On avait découvert le temps et l’histoire. Bacon pouvait affirmer : « Par consensus universel, la vérité est fille du temps. Sans doute serait-il absurde d’assigner tout aux auteurs, et de nier le droit au temps, auteur des auteurs et de toute autorité » (23).