hez Bacon, à l’opposition campanellienne entre intention et production se substitue l’écart sémantique « volonté-puissance ». Les Écritures révèlent la volonté de Dieu, tandis que la nature manifeste sa puissance. En dépit de cette différence, l’accord entre Bacon et Campanella est total, puisque l’imagination recouvre la volonté, et la production la puissance. Le choix des mots n’est, cependant, pas gratuit, puisque chez Bacon la distinction des deux livres est plus manifeste et leur interaction mieux équilibrée.
En exprimant la volonté divine, les Écritures jouissent d’une primauté que la nature ne possède pas, de même que la volonté prime sur la puissance qui l’exécute. Cependant, pour l’homme, le livre de la nature possède une priorité à laquelle les Écritures ne peuvent pas prétendre. La dignité des Écritures ne permet de connaître la volonté de Dieu qu’à travers la connaissance de la nature qui l’a effectivement réalisée. Si l’objet des Écritures n’est connu que par le livre de la nature, celui-ci prime donc au niveau de l’interprétation. À quoi servirait la connaissance de la volonté divine, si étaient inconnues les lois par lesquelles cette volonté a été réalisée ? La connaissance de la nature – la science – devient donc le critère (clavia) de l’interprétation des Écritures (8).
Malgré son apparente orthodoxie, cette théorie est plus choquante que celle de Bruno ; sauvée in abstracto, la dignité des Écritures était subordonnée à la science, au niveau des hommes. Ainsi, reine coram deo, elle était impuissante dans l’entreprise philosophique de l’homme, comme si sa noblesse l’obligeait à se soumettre à l’arbitrage de sa servante. Mais ainsi, Bacon parvenait à éviter le dualisme. L’accent porté sur le couple volonté-puissance ouvrait des perspectives nouvelles.
En effet, si l’étude de la nature conduit l’homme à saisir les lois de cette puissance établie par Dieu pour la créer, il a aussi le pouvoir de la modifier. La lecture de ce livre lui donne non seulement la possibilité d’interpréter l’Écriture, mais elle lui permet aussi d’accéder au pouvoir créateur. Interprète, il devient transformateur de l’œuvre divine. La relation entre volonté et puissance trouve alors son véritable sens dans celle d’interprétation et de transformation. « La science et la puissance humaine, dit-il, coïncident, parce que l’ignorance de la cause fait perdre l’effet. La nature n’est vaincue que par obéissance, et ce qui, dans la contemplation des causes, devient norme (règle) au niveau de l’action » (9).
Toutes les recherches logiques et épistémologiques de Bacon se fondent sur la découverte que connaître, c’est faire. Bacon se rendait compte lui-même du bouleversement que produisait cette intuition sur la science. Il avait constaté que l’homme auquel l’humanisme avait abouti était dans une situation tragique. Il avait été défini dieu de son monde, on avait célébré sa gloire et exalté sa dignité, et cependant il marquait le pas face à la nature. Son pouvoir créateur s’était exercé sur les fresques et sur les toiles, dans la poésie et sur les coupoles, mais il s’était arrêté aux limites de la réalité du monde, qu’il ne pouvait connaître qu’au travers de la parole religieuse et magique. Ainsi la science demeurait soumise à la philologie, la vérité à l’autorité des anciens. La dignité de Dieu relevait de son artifice, et non de la science.
Lorsque le baroque a poussé cet artifice jusqu’à faire jaillir le réel de l’imagination, l’être de la métaphore, Bacon a lancé son défi pour rejoindre le réel. Il a eu conscience d’avoir allumé le feu qui rend l’homme semblable aux dieux. En cela, il a réalisé le rêve humaniste. Jadis tourné vers le passé, l’homme se trouvait désormais face au futur, sans être effrayé par son infinitude. Il n’était plus le héros soumis à la parole, contraint à un travail dont les raisons lui échapperaient. Il n’était plus Hercule, mais Prométhée porteur du feu aux hommes, qui connaît la raison des choses.
Voici donc l’invention de Bacon, qu’on a accusé de n’avoir rien inventé. Son invention s’est située au niveau de la pensée elle-même, dans cette science « qui contient en puissance toutes les inventions postérieures, afin d’ouvrir l’esprit humain aux voies nouvelles, qui l’acheminent vers des choses nouvelles et vers les fins les plus lointaines » (10). Mais alors, se demandait Bacon, l’homme pourra-t-il égaler Dieu ? Non, répondait-il, parce que tout son savoir et sa puissance relèvent de la connaissance et de la puissance de Dieu. Il n’a fait que retrouver les lois de l’être avec la même puissance que Dieu a employée pour les cacher dans la nature. L’homme est Prométhée, mais délivré et réconcilié.