a querelle montre que les deux littératures, quoi qu’originales et opposées, s’inscrivent dans le même processus culturel. La rupture s’est opérée à la fin de la querelle, lorsque le français, en devenant langue européenne, a imposé son « esprit » aux autres nations. Il est utile de s’arrêter à ce problème, car il permet de mieux comprendre les perspectives de Vico qui recherchait déjà dans ses Discours le rétablissement de l’unité culturelle. Celle-ci s’est manifestée, dès l’abord, dans les échanges répétés entre les deux littératures. S’il est vrai que l’humanisme français a été conditionné par l’italien, la littérature italienne a trouvé aussi son origine dans la littérature française et provençale. Les hommes du Trecento, comme ceux du Cinquecento en eurent une connaissance éclairée. Il convient de se souvenir aussi qu’Ariosto et Tasso ont eux-mêmes emprunté la matière de leurs poèmes à la tradition héroïque française.
Par ailleurs, l’unité culturelle se retrouve au niveau même de la querelle puisqu’en France elle a exploité des thèmes et des formes utilisés dans la tradition italienne. Un mot, principalement, prend valeur de symbole, celui d’« excellence », qui a caractérisé la querelle en France et son surgissement dans le De vulgari eloquentia de Dante, qui s’était préoccupé de la langue vulgaire italienne dans le cadre d’une démarche plus vaste, comprenant les langues d’oïl, d’oc et les dialectes de la langue du « si ».
Il importe de souligner que, dans cette confrontation, Dante a cherché à se frayer un chemin entre le niveau linguistique et le niveau littéraire. Il a découvert ces qualités dans la langue vulgaire du stil nuovo, qui est le plus excellent de tous les dialectes italiens, comme du français et du provençal (41). Il a proposé cette langue comme modèle de style. La querelle des langues était apparue, portant en elle cette exigence de purisme, ainsi que cet esprit de rivalité qui l’a marquée dans toute son histoire.
L’unité des deux littératures s’est exprimée plus profondément dans le mot « barbares » qui trahissait dans la conscience des deux peuples l’existence d’un complexe culturel. Les Français avaient été anti-Romains par instinct, agissant avec l’héroïsme et la violence du barbare, parce qu’ils voulaient démontrer qu’ils n’étaient pas des serfs, mais les véritables héritiers de la culture classique, comme le furent les Romains ; par contre, les Italiens s’étaient comportés en hommes libres par leur naissance, étant fils légitimes des Romains. Ils avaient affiché cette liberté dans la noblesse raffinée du style, dans la solennité, la complexité et l’allure romaine du discours. Ils l’avaient surtout affirmée dans leurs mœurs et dans la façon de considérer les étrangers avec une supériorité naturelle et sans problème.
Les deux littératures s’étaient développées comme la vie de jumelles qui possèdent une personnalité propre. Les Italiens se sont inscrits dans un processus de continuité sans rupture. Même en prenant conscience d’égaler les anciens, ils demeurèrent néanmoins attachés à ces auteurs comme à des frères aînés. Leur humanisme s’est caractérisé par la prise de conscience de demeurer dans une même famille spirituelle.
Au contraire, les Français ont été dominés par un instinct de rupture. Tout en ayant étudié les auteurs anciens, latins et grecs, ceux-ci ne leur ont servi que de moyens philologiques et techniques pour se développer, et non pour se comprendre eux-mêmes. Ils se retrouvaient dans les origines de l’histoire carolingienne qui leur était propre, dans l’art roman et non romain, dans l’esprit de la chanson de geste, et non dans le mythe d’Énée (42).
Sans doute ces affirmations pourraient-elles être contredites si l’on se réfère à l’estime que des auteurs comme Corneille, Racine et Boileau portaient aux anciens. Cependant elles gardent une valeur approximative, manifestant une exigence générale de la culture.
Les deux humanismes se distinguent non par la philologie, mais par l’éthique et l’esthétique. En art et en littérature, l’humanisme italien s’est éloigné de tout élément issu du Moyen-Âge, considéré comme impur et barbare. Borromini, un des grands artisans du baroque, sera accusé de barbarisme lorsqu’on aura découvert dans son architecture des éléments gothiques. Au contraire, en France, les formes humanistes du style se sont laissées jumeler à des formes du Moyen-Âge. C’est pourquoi la langue française n’a opposé aucune résistance à entrer dans des domaines spécifiques du Moyen-Âge, comme la philosophie et la théologie, tandis qu’en Italie le refus du Moyen-Âge a longtemps tenu les Italiens éloignés de ces domaines confiés au latin des écoles. L’italien s’est comporté comme un prince qui, pour ne pas déroger à sa propre noblesse, s’est refusé à gérer ses biens.
En Italie, l’humanisme poursuivait une finalité ; en France, il n’était qu’un moyen. Pour les Français, la finalité se situait dans leur vie, dans leur empire politique et culturel. La culture italienne avait été idéaliste, dépassant toute division de classes et de nationalités pour atteindre une unité européenne dans l’humanitas offerte par le latin. Elle fut une culture « centrifuge », se répandant jusqu’à se perdre. Même à l’heure où ils n’avaient plus rien à dire, les Italiens faisaient commerce des formes dans l’Europe entière : formes d’expression et du dire, du geste et de la coutume, qu’ils tiraient des immenses réservoirs de leurs ateliers d’art.
Au contraire, la culture française a été « centripète », toujours parisienne et royaliste (43). L’instrument de cet empire a été la langue, œuvre que les Français ont créée avant toute œuvre, plus puissante que les armes, la seule à effacer cet aspect « barbare » que les Italiens, même au Cinquecento ont vu en eux (44). Par elle, le génie des Français est devenu « plus élégant et plus gentil » que celui des latins (45).