andis que le sentiment national des humanistes italiens... est resté idéaliste et contemplatif, le sentiment national des Français devient politique, robuste, réaliste et royaliste... Les humanistes français s’efforcent de s’emparer des trésors de l’Antiquité pour les exploiter à la gloire de la France » (30). Ainsi s’exprime Vossler. En effet, n’étant à l’origine (comme on l’a vu) que le dialecte toscan, l’italien est parvenu à la dignité de langue nationale sans appui politique, luttant contre la prétention des autres dialectes par des moyens exclusivement philologiques et littéraires. Il ne s’est offert que comme support de culture.
Au contraire, en France, le dialecte de l’Île-de-France est devenu langue nationale parce qu’il a trouvé dans la cour royale son lieu privilégié, aidé dans son développement par le travail des philologues, tout autant que par le pouvoir politique. Ainsi, le problème de la langue ne s’est pas posé dans les mêmes termes en France et en Italie. Je me bornerai à souligner les différences concernant les relations avec la langue latine.
Les Italiens considéraient le latin comme leur langue maternelle. La prise de conscience de l’origine barbare de la langue vulgaire leur fournissait une raison pour reconnaître dans le latin le modèle linguistique. Le latin jouait le rôle de grammaire universelle, et par sa littérature, il offrait la perfection idéale du style.
Au contraire, les Français n’avaient pas pu oublier que le latin avait été une langue imposée par l’occupant romain. Chez les philologues et les linguistes des XVI° et XVII° siècles, un esprit de rivalité à l'égard du latin s’est traduit par une révolte aboutissant à une rupture. Ils n’en ont pas négligé l’étude, égalant en perfection et en technicité celles des Italiens. Ils ressentaient encore la violence subie par la perte du Gaulois autochtone, ainsi que l’appellation de « barbares » par les Romains.
La lecture des textes les plus importants sur la controverse des langues donne l’impression que la véritable confrontation entre gaulois et latins s’est située, non sur les champs de bataille entre Vercingétorix et César, mais au niveau de la langue entre français et italien. Ce rapprochement dans la conscience de l’époque ne doit pas surprendre, puisque l’humanisme était fondé précisément sur l’imitation des anciens.
C’est seulement en Italie, qu’on pouvait dire du latin ce qu’en avait affirmé Valla : « De même qu’une pierre précieuse ne rend pas plus vil l’anneau d’or dans lequel elle est enchâssée, de même notre langue latine, en s’unissant aux autres langues vulgaires, ne leur a pas ôté de la splendeur, mais au contraire leur en a rendu » (31). À l’opposé des Italiens, les Français mirent un malin plaisir à montrer que cette pierre n’était pas si précieuse et si pure qu’elle en avait l’air. Aussi préféraient-ils l’ôter de leur bague pour en remettre une nouvelle.
Cette différence de comportement à l’égard du latin est aussi à la source du génie des deux peuples : le français est né par un idéal s’exprimant dans la révolte et la rupture, l’italien par un esprit de continuité et d’interprétation. Je reviendrai sur ce caractère des deux littératures. Pour l’heure, il nous aide à comprendre pourquoi la littérature française a été traversée jusqu’à la fin du XVII° siècle par un esprit de combat. La cible avait été le latin, mais puisque l’italien a précédé le français dans son évolution littéraire et parce qu’il voulait s’inspirer du latin, la lutte a été ouvertement dirigée contre lui. Elle a été d’autant plus significative que les auteurs qui l’ont menée ont tous été marqués par la littérature italienne qu’ils connaissaient et appréciaient.
La rivalité à l’égard de l’italien était le moyen le plus efficace pour dépasser et supplanter le latin. Aussi les auteurs français ont-ils trouvé dans la littérature italienne un phénomène linguistique étrange qu’ils ne sont pas parvenus à comprendre tout à fait. Je veux dire l’antinomie qu’elle offrait dans son histoire pour avoir produit ses œuvres les plus étonnantes avant le travail stylistique et, face à cette entreprise, elle était soit remise en question, soit arrêtée dans son développement. Au contraire, en France, le travail linguistique et stylistique a précédé l’œuvre littéraire classique.
Les Français ont jugé l’italien à partir de leur expérience, sans s’apercevoir – à l’exception du plus éclairé, Vaugelas – qu’il s'agissait d’une seconde littérature (des lettrés) qui s’était superposée à la tradition des poètes et des écrivains, remontant à Dante, Pétrarque et Boccace. Ils furent victimes d’une méprise, confondant le pétrarquisme et la littérature italienne. À leur décharge, il convient de reconnaître que le pétrarquisme et la littérature d’imitation avaient prédominé sur la création à la suite de l’œuvre stylistique entreprise par Bembo et les contre réformistes.
Dans la controverse sur les langues, je me limiterai aux œuvres qui ont caractérisé trois de ses moments les plus importants.
En premier lieu, je présenterai du Bellay, dans son ouvrage Défense et illustration de la langue françoyse, qui constitue le moment prophétique de la querelle. Même si cet ouvrage ne possède pas d’originalité quant à son contenu et s’il s’inspire des thèmes du dialogue de Speroni, il possède un esprit nouveau par sa volonté de défendre le français contre toute accusation de barbarie. « Que la langue françoise ne doit pas être nommée barbare » : ce titre du second chapitre a aussi une allure d’impératif et de menace.
Plus qu’aux personnes de son temps – les cicéroniens – il s’en prenait aux anciens Romains qui « par leur ambition et insatiable faim de gloyre qui touchoyent non seulement à subjuguer, mais à rendre toute autre nation vile et abjecte auprès d’eux, principalement les Gaulois dont ils ont reçu plus de honte » (32). Ce cri a une résonance épique. En comparant le comportement de du Bellay à la coutume de Machiavel de s’habiller en Romain chaque fois qu’il s’apprêtait à lire les auteurs latins, comme s’ils étaient des personnes vivantes, on saisit la différence entre les humanistes français et italiens.
Humaniste, poète de surcroît, du Bellay semblait renoncer à sa personnalité d’artiste pour se situer par rapport à l’art dans sa personnalité présumée de gaulois : il voulait revendiquer une liberté d’écrivain différente de celle concédée par le droit romain. Il s’inscrivait, cependant, dans la perspective de Valla en reconnaissant dans la langue latine la norme linguistique. Mais, prophétiquement, il entrevoyait le moment où le français égalerait le latin et irait jusqu’à le dépasser, et il en annonçait le triomphe : « Le temps viendra peut-être, et je l’espère, moyennant la bonne destinée françoise, que nostre langue sortira de terre et s’élèvera à telle hauteur et grosseur qu’elle se pourra égaler aux mêmes grecs et romains, produisant comme des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons » (33).
En attendant, il convenait de se soumettre au modèle latin, concernant la langue. Au niveau du style (l’élocution), l’écrivain devait demeurer libre, en se fondant non sur la tradition des auteurs, mais sur sa propre inspiration (34). Ainsi laissait-il apercevoir sa conception de l’imitation, qui tout ensemble le séparait de Bembo et le rapprochait de Jean-François Pic de la Mirandole. Il invitait à s’inspirer des anciens en créateur, comme l’avaient été Ronsard et lui-même dans leurs poèmes.
Par l’œuvre d’H. Estienne (1532-1598), la dispute des langues franchit une nouvelle étape. Du Bellay avait agi en poète plus qu’en linguiste, H. Estienne possédait tous les moyens pour accomplir son message. Philologue de génie en grec, connaisseur des littératures latine, italienne et française, doué d’un esprit critique et d’une sensibilité linguistique aigus, il s’était adonné à l’étude du purisme de la langue avec passion et acharnement. Mais il était trop personnel pour ne pas modifier profondément le message de du Bellay, qui avait vu le triomphe de la langue française sur la langue latine comme un aboutissement spontané, dû à une évolution de la langue elle-même.
Au contraire, Estienne concevait le développement du français dialectiquement, par opposition au latin. Il estimait que le rôle de modèle linguistique joué par le latin n’était que temporaire, destiné à être relevé par le français. Il cherchait donc à déclasser le latin, pour que le français pût tirer sa norme de perfection du grec, unique langue parfaite. Dans le cadre de cette stratégie, il convenait aussi de défendre le français contre la prétention de l’italien, en le préservant de toute contamination italianisante. C'était le renversement de l’idéal de Valla.
Bien qu’un siècle les sépare, leurs œuvres les rapprochent dans un combat où se jouait le destin européen de la culture. Valla, philologue latin, avait tiré son projet d’homme du classicisme latin ; Estienne, philologue grec, s’inspirait de la classicité grecque. Mais puisque cet idéal grec s’incarnait dans la langue française, la lutte s’engageait entre le français et le latin.
En se fondant sur « le trésor de la langue grecque », comme Valla s’était appuyé sur les « Elegantarium libri », Estienne poursuivit son projet en trois étapes, marquées chacune par une œuvre à caractère stylistique et polémique. Dans la première, La conformité, il propose le grec comme modèle linguistique. Dans la seconde, Deux dialogues du nouveau langage italianisé, il proteste contre la corruption linguistique de la cour de Catherine de Médicis, purifiant la langue des italianismes (35). Enfin, dans la Préexcellence, il mit l’italien en confrontation avec le français sur le modèle de perfection absolue du grec (36).
Avoir pris l’italien pour cible était une marque d’honneur pour celui-ci, dans la mesure où il était privilégié parmi les autres langues, telle que l’espagnole qui lui serait inférieure. Et si le français parvenait à dépasser l’italien, il devenait supérieur aux autres langues issues du latin. Malgré son opposition, l’œuvre d’Estienne restait étroitement liée à la littérature italienne, puisqu’on retrouve chez lui des thèmes, des schémas et des comparaisons tirés des dialogues italiens sur la langue vulgaire.
Il connaissait en effet Bembo et Castiglione, Speroni et Tauritano, Caro et Castelvetro, etc. Mais il entendait relever directement le défi lancé dans son Herculanum par Varchi, qui avait placé l’italien à égalité non seulement avec le latin, mais aussi avec le grec. En comparant le français et l’italien au grec, il voulait démontrer que le français se rapprochait de la perfection, tandis que l’italien s’en éloignait à cause de la gravité, de la gentillesse et de la richesse de la langue (37). Ainsi était-il disposé à reconnaître à l’italien la seconde place dans la hiérarchie des langues européennes, à condition que les Italiens donnent la première place à la langue française « qui est la plus gentille et de meilleure grâce qu'aucune autre... » (38).
De la troisième période de la formation de la langue, sans doute la plus critique et la plus puriste, principalement marquée par l’action de Malherbe et de Vaugelas, il est utile de s’arrêter au livre de Charpentier, très significatif pour la querelle qui nous intéresse directement. Une dispute, à l’apparence tout à fait marginale, avait offert à Charpentier l’occasion d’écrire son livre : elle concernait l’opportunité d’employer ou non le latin dans les inscriptions publiques et commémoratives. Étrange querelle qui indique bien qu’on était parvenu au terme de la lutte : au latin ne restait d’autre espace que celui qu’offrait la pierre, le marbre et le bronze pour célébrer les immortels, fonction d’une langue qui pouvait se déclarer bien morte !
La littérature du XVII° siècle avait réalisé l’espérance de du Bellay, car elle avait engendré des Virgiles, des Cicérons et des Démosthènes. Le français se sentait assez fort pour engager un dernier affrontement avec le latin pour lui ôter ce dernier honneur. Pourquoi rester encore l’esclave du latin puisque, ni par l’empire qui l’avait porté, ni par sa propre perfection linguistique, il ne pouvait plus soutenir la confrontation avec la grandeur de la France ? Fallait-il attendre que le français meure aussi pour lui reconnaître la dignité d’être gravé sur la pierre ? Les grands sont-ils immortels pour les vivants ou pour les morts ? Devait-on laisser les Français « encore esclaves des Romains », surtout au moment où la grandeur de la royauté française ne faisait que mettre en relief la férocité, l’avarice, la cruauté de leur empire ?
La langue française ne pouvait concéder cet honneur qu’à elle-même, car elle « a ce degré de perfection par-dessus le latin qu’elle est plus honnête, plus tempérée et qu’elle s'approche de plus près du goust antique » (39).
Ainsi le drame s'achevait et les rideaux tombaient, il ne restait au P. Bouhours qu’à en dire l’épilogue. Cette apothéose que Valla avait reconnue au latin était maintenant adressée au français, qui devenait langue européenne. « Notre langue s’étant répandue en Europe, nous avons vu qu’il était temps de la substituer à la langue latine qui, depuis la renaissance des lettres, était celle des savants » (40). Ainsi s'exprime d’Alembert.