vant de relever au cours de cette étude les différents thèmes du De hominis dignitate, il est utile d’en trouver les lignes maîtresses. C’est un des premiers écrits de cet auteur, mort jeune, qui s’inscrit dans la tradition humaniste et exprime une révolte contre la culture ambiante. Lucide dans son analyse de la société, cette brochure contient un message passionnant – et passionné – par l’idéal et par l’esprit prophétique qui l’animent. Il refuse la séparation entre l’homme et la culture, il condamne la justification des études par le profit, il dénonce le triomphe de la forme sur le contenu, de la rhétorique sur la philosophie : en bref, l’atteinte portée à la dignité de l’homme.
La Renaissance commençait à donner les signes d’un profond malaise. Triomphante dans la culture des cours et des élites sociales, elle marquait le pas au seuil des Universités, encore régies par la méthode, l’esprit et la pensée du XII° et du XIII° siècles. Les Universités demeuraient encore envoûtées par l’esprit du Moyen-Âge, alors que l’humanisme, par l’opposition qu’il leur manifestait, était resté à l’écart de ce grand courant de pensée.
Lorsque Pic de la Mirandole se rendit à la Sorbonne, il découvrit le vide philosophique et théologique de la culture de la Renaissance. Les humanistes et les théologiens scolastiques s’étaient engagés, en effet, dans des controverses à armes inégales qui ne pouvaient que les épuiser. Ils étaient parvenus à s’enfermer, les uns et les autres, dans un univers formel : les théologiens dans la logique, les humanistes dans la rhétorique. Dans son écrit, Pic de la Mirandole dénonce la division de la culture en elle-même et sa vacuité. Sous le couvert de ses paroles apparaît la conviction que l’idéal de l’humanisme était en danger, et, partant, toute culture.
Il aurait été impossible d’atteindre le but des humanistes – d’un Valla ou d’un Coluccio Salutati, d’un Bruno ou d’un Petrarca – sans réaliser aussi une philosophie au sujet de cet homme dont la nouvelle culture tirait son nom (10). Le De hominis dignitate est le manifeste de cet idéal, qui est d’autant plus important que Pic de la Mirandole n’est pas le seul à le proclamer. Au même moment d’autres que lui, comme Ficino ou Valla (11), avaient fait la même analyse. Dans cette prise de conscience, l’humanisme s’accomplissait comme culture. Pic de la Mirandole en fut le catalyseur et le prophète. Tout en lançant une savante invitation à un colloque de la pensée, il traça aussi les lignes fondamentales d’une philosophie fondée sur la liberté de l’homme.
Au coeur du texte il inscrivit ce mot d’ordre : « Connais-toi toi-même ». Bien que les paroles de cette maxime soient aussi anciennes que la religion grecque, le sens en est nouveau. Ce n’est pas l’appel à la prise de conscience de nos propres limites, comme les textes religieux et toute la tradition pythagoricienne et platonicienne l’interprétaient, mais celle de la méditation cosmique de l’homme. En effet, « qui se connaît lui-même, connaît en soi toutes les choses ».
L’intuition caractérise la démarche philosophique de l’Académie florentine, qui transpose en l’homme la fonction médiatrice et créatrice reconnue au démiurge par Platon. L’homme est la jonction (copula) de deux mondes – immatériel et matériel – (12), unis dans l’œuvre de sa propre création. Ce nouveau démiurge n’était, sans doute, que le portrait idéal brossé par ses architectes, ses sculpteurs, ses peintres, tels que Brunelleschi, Donatello et Masaccio, qui faisaient évoluer les hommes dans des espaces et des volumes, au milieu d’objets créés par l’art. La nouveauté de la philosophie de Ficino et de Pic de la Mirandole relève de l’approche du réel sur l’être à partir de l’œuvre des hommes (13). À cet égard, la Renaissance est pour eux l’événement exemplaire.
Qu’est-ce que l’homme ? À cette interrogation, les philosophes ont tenté de répondre par la catégorie de la nature. Pic de la Mirandole seul – que je sache – renonce à ce terme. Dans une interprétation imagée et presque théâtrale de la Genèse, il fait intervenir l’homme lors de l’achèvement de l’univers, qui épuise à ce moment précis tous les archétypes possibles.
Mais l’homme peut-il pénétrer sur la scène de l’univers s’il ne lui offre pas une nature ? Certes, il le peut, dans la mesure où il s’approprie la nature des êtres, célestes ou terrestres. En cela, il existe dans un acte de libre choix, son essence étant sa propre existence. Son choix n’est pas décisif seulement pour son existence, mais aussi pour l’univers lui-même, qui sera accompli si l’homme devient esprit, ou inachevé s’il se fait sens. Sa dignité réside dans ce rôle de médiation (14). Dieu lui-même ne pourra contempler l’accomplissement de son œuvre que dans celle de l’homme.