ous s’étaient égayés dans le jardin. Sous une tonnelle de vigne grimpante, d’où pendaient des lampes à huile encore éteintes, une longue table entourée de lits d’osier attendait les époux et quelques convives choisis ; à terre des nattes étaient prêtes pour les autres.
Je me suis rapprochée de Jésus, qui s’entretenait avec Lévi et un homme d’âge mûr, aux manières élégantes, barbe soignée et cheveux courts ; son nez était fin, le regard fuyant dans de petits yeux très noirs et perçants.
- Maître, a dit Lévi, voici Judas, mon bras droit dans les affaires de la maison ; c’est à lui que j’ai confié la préparation de la fête.
- Salut, frère, et merci pour ta peine.
- J’espère, Maître, que tu seras satisfait. Les invitations m’ont cependant posé problème : Sans être de noble origine, je suis introduit dans les affaires des grands et joue un rôle d’intermédiaire, surtout pour régler les litiges entre les différents groupes de la cité. Or les gens les plus représentatifs ont décliné l’invitation pour des raisons diverses. Mais j’ai bien compris qu’ils étaient mal à l’aise : la société est divisée en castes dont chacune s’imagine que ses valeurs sont supérieures à celles des autres. Alors, j’ai invité la classe moyenne et les pauvres, d’où viennent tes disciples.
- Tu as bien compris les exigences de ma vocation prophétique !
- J’ai fait cela par tradition et pour faire plaisir à Lévi, car je ne te connaissais pas encore. Mais après avoir suivi ton débat avec les pharisiens, je suis convaincu que l’Esprit de Dieu t’habite. Malgré une vie mêlée aux intrigues du monde, j’ai conscience que Dieu veut rétablir Israël dans sa pureté originelle. Je n’ose pas te demander de me considérer comme l’un de tes disciples, mais serais heureux si tu acceptais de m’engager pour administrer les affaires de ta communauté, et comme médiateur avec les partis au pouvoir.
- Judas, pour te rencontrer je n’ai pas eu besoin d’allumer une lampe ! À notre insu, Dieu nous a associés pour la même mission. Pour préparer cette fête, Dieu t’a inscrit dans la parabole de mon mariage, pour l’instauration de son Royaume. Gestionnaire des affaires de ce monde, tu deviens administrateur des amis de l’alliance ! Après l’avoir embrassé, Jésus a repris : Judas, je ne t’ai pas encore présenté Maria, mon épouse.
- Maria, je suis honoré d’être considéré comme ton frère, m’a-t-il dit en tentant de m’embrasser sur la bouche ; mais je me suis détournée.
Me prenant par la main, Jésus m’a conduite au milieu du jardin, tandis que les invités nous suivaient. Nous sommes montés sur un escabeau et Jésus s’est adressé à tous : « Frères et sœurs, l’incident avec les pharisiens ne nous a pas permis de nous présenter. Vous êtes venus à ces noces, mais où sont les époux ? » Il a posé son bras droit sur mes épaules : « Nous voici, les époux ! »
Tous se sont écriés : « Vivent les époux ! Alléluia, alléluia ! » Il a alors poursuivi : « Plusieurs d’entre vous ignorent que ces fiançailles, semblables à toutes les autres, ont un sens bien particulier que je vous explique par une parabole. Un roi donna un grand festin de noces pour son fils et invita beaucoup de gens. À l’heure du repas, il envoya ses serviteurs dire aux invités que tout était prêt, mais tous se mirent à s’excuser. Le premier dit : " J’ai acheté un champ, et je suis obligé d’aller le voir ; excuse-moi, je te prie ". Un autre : " J’ai acheté cinq paires de bœufs et je dois les essayer, je ne puis venir ". Un, encore, " Je viens de me marier, c’est pourquoi je ne puis aller ". Le serviteur, de retour, rapporta ces paroles au roi, qui ordonna : " Va promptement sur les places et dans les rues, et amène ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux ". Peu de temps après, le serviteur revint : " Ce que tu as ordonné a été fait, mais il reste encore de la place ". Et le roi de s’écrier : " Va dans les chemins, le long des haies, cherche sous les portiques les plus obscurs, et contrains de venir ceux que tu trouveras, mendiants, vagabonds, prostituées, jusqu’à ce que ma maison soit remplie. Car, je vous le dis, aucun des invités ne goûtera au repas ".
À ces mots, tous sont restés bouche bée.
- Maître, a dit un disciple, cette parabole retrace-t-elle l’histoire qui s’accomplit en ce moment parmi nous ?
- Oui, frère, toute parabole est l’explication de ce qui nous arrive dans la vie. Maria et moi, nous nous unissons pour exprimer l’amour par lequel Dieu veut nous lier à son peuple.
- Maître, pourquoi cet amour de Dieu pour son peuple, puisqu’Il lui est déjà lié par l’Alliance d’Abraham, sanctionnée par la Loi ?
- L’Alliance d’Abraham et de Moïse est rendue caduque par l’Alliance nouvelle par laquelle Dieu s’est lié aux hommes. Désormais, Il se manifeste comme époux et père de tous les hommes : Juifs et Gentils, hommes libres et esclaves, fils légitimes et bâtards, justes et pécheurs.
Une clameur s’est élevée de la foule :
- Alors, nous sommes tous fils de Dieu !
- Moi, je suis fils de Dieu, a crié l’aveugle en brandissant son bâton.
- Moi aussi, a hurlé le mendiant.
- Nous sommes toutes filles de Dieu, se sont exclamées les prostituées, pleines de joie.
- Nous aussi, ont vociféré les péagers.
- Mais toi, Jésus, a dit Lévi, tu dois être fils de Dieu différemment ?
- Non, Lévi ; Maria et moi le sommes comme vous tous. Mais dans la parabole de notre mariage, tous les fils de Dieu sont réunis et Dieu est notre père à tous.
- Pourquoi Dieu a-t-il invité à cette alliance nouvelle les hommes rejetés au plus bas de l’échelle humaine ?
- Le judaïsme, qui a soumis la filiation divine à une race, a trahi l’alliance de la création ; nous les pauvres, les bâtards, les impurs et les prostituées, en avons été exclus. L’orage a frappé le jardin créé par Dieu pour l’homme au commencement. De nouveau, la terre est devenue aride, et les fils de Dieu ont été chassés au désert. Nous sommes le rebut qui supplie Dieu de lui rendre son humanité, et Il nous appelle à créer les conditions morales et sociales de la renaissance de l’homme nouveau. Ne vous inquiétez pas si la semence est encore infime : la graine de sénevé est la plus petite de toutes, mais lorsqu’elle a germé, elle devient un arbre, où les oiseaux viennent faire leur nid. C’est pourquoi, mes frères, nous devons aujourd’hui nous déclarer heureux :
" Heureux, nous les pauvres, car le oRoyaume de Dieu est à nous !
" Heureux, nous les affligés, car nous serons consolés !
" Heureux, nous les pacifiques, car nous hériterons la terre !
" Heureux, nous qui avons faim et soif de justice, car nous serons rassasiés !
" Heureux, nous qui demandons miséricorde, car nous obtiendrons miséricorde !
" Heureux, nous qui avons le cœur pur, car nous verrons Dieu !
" Heureux, nous qui cherchons la paix, car nous serons appelés fils de Dieu !
" Heureux, nous qui sommes persécutés, car le Royaume de Dieu est à nous !
À ces paroles, tous ont été saisis de joie. Des filles ont pris leur tambourin et se sont mises à danser ; des hommes se sont joints à elles, même des aveugles et des boiteux. Tous se sont écriés : « Louange à Dieu, qui a fait de nous ses enfants ; Hosanna au Seigneur au plus haut des cieux ! »
La foule des convives se dispersait quand j’ai remarqué, au pied d’un arbre, un homme qui ramassait des tablettes gravées et se préparait à quitter les lieux. J’ai appelé Jésus :
- Rabboni, vois cet homme.
- Le connais-tu ? a-t-il demandé à Judas.
- Non... Si, peut-être... Mais je ne l’ai pas invité.
Nous nous sommes approchés de lui. Il n’était pas vêtu de neuf, contrairement aux autres ; il était mince, légèrement voûté, sans doute un employé aux écritures ; avec ses petits yeux et son nez crochu, il ressemblait à un oiseau de proie.
- Que fais-tu là, lui a demandé Jésus, alors que tu n’as pas été invité ?
- Maître, pardon ! Je suis un scribe, envoyé par le Sanhédrin.
- De Jérusalem, donc. Que viens-tu chercher ?
- Oh ! Rien d’important : responsable devant la Loi, le Sanhédrin doit enquêter sur le comportement de ses sujets. Il m’a donc chargé de réunir des informations sur toi, comme ce fut déjà le cas pour Jean.
- En effet, Jean a été jeté en prison, tu dois le savoir !
- Maître, que Jean soit libre ou non ne me regarde pas ! Je suis chargé d’informer, pas de juger.
- Ainsi tu fais ton enquête, tu alimentes l’accusation, et pour le reste, tu t’en laves les mains ?
- Maître, cette tâche m’est dévolue pour que la Loi soit respectée.
- Tu ne t’es jamais demandé si, pour sauvegarder la Loi, tu pourrais la transgresser et la déshonorer ?
- Comment cela ?
- En violant la conscience des hommes et leur liberté, en oubliant ton devoir d’aimer le prochain comme toi-même, et de ne pas juger les autres à la place de Dieu.
- Maître, mon prochain est celui qui observe la Loi ; aussi dois-je m’enquérir s’il l’observe ou la transgresse.
- Alors, tu constitues un dossier contre moi ?
- Que crains-tu ? Si tu es exempt de tout reproche, mon dossier plaidera en ta faveur.
- Eh bien, reprends ces tablettes et note ce passage du prophète Osée, que tu pourras lire à ceux qui t’ont envoyé : « Plaidez, plaidez contre votre mère, car elle n’est point ma femme et je ne suis point son mari. Qu’elle ôte de sa face la prostitution et de son sein les adultères. Sinon, je la mets à nu, comme au jour de sa naissance, je la rends semblable à un désert, à une terre aride, et je la fais mourir de soif ». Tâche d’être un scribe honnête, et rapporte ces paroles du prophète qui sont mon message d’accusation !
- Précise-moi les références de ce texte ?
- Va, les docteurs de la Loi le connaissent bien ! Je te dis de t’en aller, tu n’as pas été invité aux noces. Que ferais-tu ici, où se côtoient des pécheurs, des prostituées et des impurs ? Tu t’es souillé à leur contact, tu vas devoir te purifier. N’oublie pas d’aller à la source de Siloë pour purifier aussi ton cœur !
Les convives, qui avaient suivi l’entretien, s’étaient de nouveau assemblés autour de Jésus, qui poursuivit : « J’ai oublié d’achever la parabole. En effet le roi, en entrant dans le cénacle, s’aperçut qu’un homme n’avait pas revêtu l’habit de noces. Il lui demanda : " Mon ami, comment es-tu entré sans habit de noces ? " L’homme resta bouche close. Le roi commanda alors à ses serviteurs : " Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dehors. »
Jésus s’est alors retiré pour prier. Immobile, les yeux vides, il était si profondément recueilli qu’il paraissait en extase. Nous voyait-il ? Nous entendait-il ? Sans doute, mais ce qu’il entendait et voyait devait lui parvenir comme un écho affaibli, sans atteindre son âme absente.