ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


                              Auteurs Méthode Textes
  Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris



Chronique  de  Marie-Madeleine



Roman





Chapitre 3 - Le banquet des noces :

La révolte des impuissants



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Présentation


Texte intégral :

La rencontre d’amour

Les disciples du Royaume

Le banquet des noces
- Dans la cour de Lévi
- La parabole du royaume
- La révolte des impuissants
- Le banquet
- Maladie d’amour

Itinéraire d’un bâtard

Le défi

La fugue

Sur le pont du bateau

Chemins d’amour

Dalmanutha

Transfiguration et insurrection

La Dédicace

Correspondances

Béthanie

Gethsémani

Le procès

Golgotha

L’enterrement

Le jour de la Pâque

Le tombeau vide

Les semeurs


e discours des béatitudes avait fait naître chez mes frères une conscience nouvelle : des hommes et des femmes bénis, heureux, appelés à hériter le Royau­me. Mais elle restait superficielle, car chacun était tou­jours prisonnier de sa condition de sous-homme, méprisé et maudit par Dieu. La venue du scribe avait refroidi l’enthousiasme de chacun, abandonné à son penchant naturel comme la feuille à la force du vent. Les hommes furent les premiers à se manifester : « Nous serons bienheureux dans le Royaume des cieux, mais ici-bas nous croupissons dans le malheur. Qui est responsable ? Les riches, évidemment ! Ils man­gent bien et boivent abondamment, ce qui nous est refusé. On peut imaginer qu’ils seront malheureux dans le Royaume des cieux, en attendant, aujourd’hui, ils prennent du bon temps ! »

   Il n’en a pas fallu davantage pour les rendre fur­ieux ; ils gesticulaient et tournaient en rond, en cri­ant :
- Malheur aux riches ! Malheur à ceux qui affament le peuple et le privent de la justice ! Malheur aux puissants !
- C’est bien beau de crier « Malheur, malheur ! », a repris Ébion, mais comment les riches pourraient-ils être dépossédés, si nous ne nous saisissons pas de leurs biens terrestres ? Jésus a dit que nous hériterons le Royaume des cieux, mais aussi la terre ! Comment le pourrions-nous, si nous n’en chassons pas les ri­ches qui la dominent ?
- Les chasser de la terre, cela aussi est écrit ! Mais en sommes-nous capables avec une seule jambe, ou si nous n’avons plus d’yeux pour nous diriger ? Qui redonnera l’énergie à notre corps exsangue ? Qui nous viendra en aide si on nous prend pour des pesti­férés ?
- Que l’aveugle soit conduit par le sourd, pour que l’un voie et que l’autre entende, a répondu Ébion. Que le boiteux se déplace avec des béquilles ! Que vos enfants se mettent à dérober pour vous procurer de la nourriture ! Une fois rassasiés, attaquez les ri­ches, défoncez leurs maisons, brûlez leurs greniers, emparez-vous de leurs champs. Frappez avec vos bâ­tons, lancez des pierres, hurlez comme les loups, attaquez comme les hyènes ! La terre nous appar­tient !
- Du calme ! Est intervenu André. Avez-vous perdu la raison ? Si vous brûlez les greniers, comment fe­rez-vous pour manger ? Si vous chassez les riches, qui vous donnera du travail ? Si nous devenons des loups, ne seront-ils pas des hyènes ? Si nous les at­ta­quons avec des bâtons, ne nous repousseront-ils pas avec leurs épées ? Comment pourrez-vous être heu­reux dans le Royaume si vous accablez de malheur les hommes sur la terre ? Réfléchissez : vous êtes accueillis à la table du riche, et vous vous révoltez ? Laissez-vous diriger par votre Maître : si des aveu­gles se laissent conduire par des aveugles, ils tombe­ront tous dans le fossé !

   D’une même voix, tous dirent :
- C’est vrai, nous ne sommes pas abandonnés, nous avons un berger qui ne délaisse pas son troupeau quand surgit le loup.
- Il redonne la vue aux aveugles !
- Il ouvre aux pauvres la demeure des riches !
- Il avance dans la brume en brandissant sa lampe.
- Il résiste aux pharisiens, il confond les scribes, il se fait rempart contre les puissants.
- Il soigne les malades, il travaille le jour du sabbat pour réaliser ce qui n’a pu l’être les jours ouvrables.
- Il convertit les prostituées. Par elles, il démasque l’hypocrisie des riches.
- Vivent les prostituées, nos sœurs, pour l’héritage de la terre, pour le Royaume des cieux ! Vive Jésus, notre chef !


Interrompant ce tumulte, Jeanne s’est saisie du tam­bourin et, suivie par deux de ses amies, s’est mise à danser, en criant « Hourrah ! Hourrah ! ». Après un tour de danse, l’une d’elles a chanté :

Sur notre chair l’ermite très pieux
A trompé Dieu en bafouant ses vœux.
Heu ! Heu !
Hourrah ! Hourrah !

   Ce disant, elle relevait sa robe, tandis que les autres faisaient mine de se cacher les yeux en s’es­claffant. Puis les trois danseuses se sont remises à tournoyer, au son du tambourin de Jeanne, pour s’arrêter après deux pirouettes. Celle qui avait déjà chanté a repris :

Avec nous des prêtres fort bien mitrés
Ont accompli des mystères sacrés.
Aïe ! Aïe !
Hourrah ! Hourrah !

   Et elle montrait son derrière, tandis que les autres piaffaient : « Aïe ! Aïe ! » Des publicains ricanaient et applaudissaient, tout en chuchotant « Quelles pu­tes ! » Les trois femmes reprirent leur manège, au son du tambourin et aux cris renouvelés de « Hour­rah ! Hourrah ! » Puis celle qui était à la gauche de Jeanne s’est mise aussi à chanter :

Le riche est retombé sur mon genou,
En un instant est devenu tout mou.
Ouh ! Ouh !
Hourrah ! Hourrah !

   Elle écartait les jambes, tandis que les autres simu­laient l’épouvante. Mais la farce commençait à lasser certains spectateurs ; des murmures réprobateurs cir­cu­laient parmi eux. Prises à leur jeu, les trois femmes n’en poursuivaient pas moins leur farandole. La se­conde lança de nouvelles grivoiseries :

En retournant où il avait vécu,
Le bon mari s’est retrouvé cocu !
Hue ! Hue !
Hourrah ! Hourrah !

   Mêlant pitié et plaisir, sa voix se faisait langou­reuse et pénétrante. Les deux autres l’encoura­geaient : « Co­cu ! Cocu ! » Cheveux flottants et bras en l’air, elles ont refait un tour de danse. Puis Jeanne a chan­té, sur un ton solennel et vindicatif :

Dieu nous appelle à posséder les cieux
Car nous avons dépossédé les dieux !
Meuh ! Meuh !
Hourrah ! Hourrah !

   La communauté était en délire. Certains criaient « Bravo les putes ! », d’autres « C’est un scandale. On n’aurait pas dû les inviter. Et il paraît qu’elles nous précèderont dans le Royaume des cieux ! Mais à quoi pense Jésus ? »


J’éprouvais une telle humiliation que j’ai retiré de mon front la couronne d’épouse. Qui étais-je, sinon l’une de ces femmes : une putain ! Au moins, mes consœurs étaient sincères. En regardant autour de moi, j’aperçus un sourire narquois sur les lèvres de Judas. J’ai courbé la tête, attendant que Jésus sorte de son extase.


Alors, Jésus s’est retourné vers les convives. Son visage était détendu, sa sérénité naissait de sa paix intérieure. « Frères et sœurs, mon esprit était ailleurs quand votre chair s’est révoltée contre le mal qui violente la vie. Dans ma contemplation, j’ai entendu vos cris de détresse et de vengeance. Vos invectives et vos sarcasmes se sont inscrits en moi en caractères de sang. Je comprends pourquoi l’angoisse agite vo­tre cœur comme la lave un volcan. Votre cri jaillit de votre chair, parce qu’il monte de la terre. L’homme est comme l’arbre, dont la frondaison reçoit les rayons du soleil et se déploie dans l’azur, et dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre. Dans la création, Dieu a ordonné au ciel et à la terre de se combler réciproquement, mais le péché qui habite l’homme a brisé cet équilibre, a violé la loi première de la vie : l’homme s’enrichit et appauvrit ses frères ; il exploite la femme pour le plaisir de la chair, domine les autres par la maladie, l’ignorance, la faiblesse, la résignation ; il vit du sang de son frère. Alors, celui qui n’a pas d’épée en achète une, celui qui ne pos­sède pas de bâton s’en procure un. Le pied du boi­teux s’endurcit comme de la corne, la main du men­diant devient meurtrière, la douce voix de la femme se mue en rugissement de hyène, la plainte du muet en hurlement de loup, l’enfant apprend à lancer des pierres, l’aveugle à frapper de son bâton. C’est la révolte de la chair contre tout outrage à la vie, la vengeance du sang ! La colère bondit comme un fau­ve dont on a tué les petits. À cette heure, l’aveu­gle voit et le sourd entend ; le muet parle et le boiteux court ; la terre se dresse contre l’homme au cri de son malheur !

" Malheur aux riches, qui affament les pau­vres !
" Malheur aux orgueilleux, qui héritent la terre !
" Malheur à ceux qui sèment la guerre pour avoir la paix !
" Malheur à ceux qui tuent leurs frères !
" C’est la voix de la terre qui crie vengeance contre le sang d’Abel qui a baigné son sol. Vous voulez venger le sang de vos frères ? Moi aussi je crie à en perdre la voix contre les pharisiens et les scribes, les riches et les orgueilleux, les pasteurs et les prêtres qui se re­paissent de la chair des offrandes. Je me dresse con­tre les violents qui usurpent l’héritage de la terre, les débauchés qui lapident leurs femmes en prétendant qu’elles sont adultères pour coucher plus facilement avec d’autres.
" Mais Dieu n’a pas permis à la terre de se venger du sang d’Abel ; il a défendu à l’homme de tuer Caïn, car il aurait violé la loi de la création. Qui se défend par l’épée périra par l’épée ; qui veut la paix par la guerre, déclenchera la guerre. Dieu veut la vie de l’homme, non sa destruction. Aussi je dis : à celui qui veut vous frapper sur une joue, offrez-lui l’autre ; à celui qui veut vous arracher la moitié du manteau, laissez-lui aussi l’autre. Résistez au mal par le bien. Alors, me direz-vous, le mal triomphera du bien, les méchants l’emporteront sur les bons ? Croyez-vous que celui qui est prêt à offrir la joue gauche à qui le frappe sur la droite est un faible ? Ne croyez-vous pas que la résistance passive est une force ? Celui qui résiste ainsi s’élève à la dignité de l’homme originel, auquel Dieu a donné le pouvoir de gouverner la terre.
" Nous sommes appelés, mes amis, à être les prémi­ces d’une alliance d’amour qui renouvelle celle de la création. Dieu veut la conversion du pécheur, non sa mort. Notre amour est le défi de Dieu aux puissances du mal. La volonté de Dieu s’accomplira sur terre si nous restons fidèles à cet engagement d’amour. Hom­mes malheureux, femmes violées, vous écoutiez la voix de la terre quand vous jouiez la parabole de la punition des riches par la révolte des pauvres. Ri­ches, au lieu de vous emporter, apprenez à rire de cette farce, vous éloignerez ainsi la colère future. À la voix du malheur, je veux substituer celle du bon­heur ; aux cris du sang, la parole de l’Esprit !
" Heureux les riches qui partageront leurs richesses avec les pauvres !
" Heureux les puissants qui jugeront avec justice, parce qu’ils obtiendront miséricor­de !
" Heureux les pacifiques, parce qu’ils héri­te­ront la terre !
" Heureux ceux qui résisteront par l’a­mour, parce qu’ils vaincront le mal !
" Heureux ceux qui aiment, car la haine ne pourra plus les atteindre !

   Tout le monde a été saisi d’une profonde émotion, la joie éclairait les visages. Les hommes s’écriaient : « Nous résisterons au mal par le bien », et les pro­stituées : « Nous résisterons à l’homme par la force de notre amour, et non plus par les pulsions de nos instincts ». Alors Jeanne a repris son tambourin et, avec ses deux amies, elles ont encore dansé en chan­tant :

Ô femmes qui gardez fierté d’amour
N’ayez pas honte de nous accueillir,
Nous qui étions destinées à vieillir
Sous les portiques, au coin d’une cour.

Amour, as-tu permis qu’on nous caresse
Comme l’on tâte une monnaie d’échan-
[ge ?    
Qu’on nous tache et nous jette de la fan-
[ge,  
Notre cœur succombant à la détresse ?

Pardonne-nous d’avoir joué des farces
En nous moquant des hommes langou-
[reux,     
Mais nous avons voulu rompre le jeu
Qui permettait de nous nommer des gar-
[ces.   

Mais toi, Jésus, n’as pas été un juge
Et, à l’encontre du commun mépris,
De nous aussi tu t’es montré épris
Et ton cœur a été notre refuge.

Si vous voulez combler notre plaisir,
Hommes, ne venez plus sous les porti-
[ques ;     
Rencontrez-nous dans des endroits pub-
[lics   
Pour nous offrir l’hommage du désir.




Roman achevé en 2002




Retour à l’accueil La parabole du royaume Retour à la table des chapîtres Le banquet     Choix de l'impression

t320314 : 12/04/2020