ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Tourcoing (1960-1967) :
expériences nouvelles
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
-
Introduction
-
Le protestantisme
à
Tourcoing
-
Communauté
vivante
-
Sensibilisations
-
Parole
d’utopie
-
L’impasse
-
Recherche
de structures
nouvelles
-
Expériences nouvelles
.
Tournant
théologique
.
Tournant
œcuménique
.
Le groupe
œcuménique
.
Le groupe pour la paix
-
Introduction
-
La force
de frappe
-
Premier colloque sur le
Vietnam
-
Audience
du maire
-
Caravane
pour le
Vietnam
-
Second
colloque
-
Le Moyen-Orient
-
L’arme
atomique
.
Le groupe
de recherche
biblique
-
Vers
la crise
La crise
Épilogue
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Le groupe pour la paix :
le premier colloque sur le Vietnam
Le second grand forum, organisé par le groupe pour la paix
(1)
, invita la population tourquennoise à réfléchir et à se prononcer sur la guerre du
Vietnam, la seconde qui suivit celle perdue par la
France à
Dien-Bien-Phu en 1954.
Après la partition
du pays issue des accords de
Genève en deux États,
l’un au nord du dix-septième parallèle, communiste, soutenu par la
Chine et
l’URSS, avec
Hanoï comme capitale,
l’autre au sud, dirigé à
Saïgon par
Ngo Dim Diem, appuyé financièrement et équipé militairement par les
États-Unis, la guerre entre
les deux Vietnam était devenue de plus en plus violente dès juin 1961. En août 1964, les
Américains s’engageaient massivement dans la guerre
au sud : en mars-avril 1965,
ils envoyaient un nouveau renfort important de leurs troupes, qui devaient bientôt atteindre cinq-cent-mille hommes.
Ils occupaient alors la baie de
Danang. La guerre allait se poursuivre, de plus en plus totale jusqu’au vingt-trois octobre 1969, date à laquelle, les
États-Unis étant tenus en échec, le président
Nixon annonçait le retrait progressif de ses troupes du
Vietnam. Enfin, le vingt-sept janvier 1971, était signé à
Paris un cessez-le-feu entre les
États-Unis et le
Vietnam du Nord, exigeant le retrait des forces américaines dans les soixante jours.
Au cours de l’année 1965, le groupe pour la paix commença un effort d’information sur cette guerre dans deux quartiers de
Tourcoing, y proposant de mini-débats dans des salles de café. Un premier se tint le trente mars 1965 au café du « Grand Damier », rue Nationale, où une vingtaine de personnes assistèrent à la projection du film de
Madeleine Riffaud
Dans les maquis du Vietnam
, documentaire présenté à la télévision française. Puis, le dix-huit novembre 1965, au « Café Raymond », rue Winoc-Choqueel, où une discussion fut engagée par le groupe avec une trentaine de personnes du quartier.
C’est alors qu’il fut décidé d’organiser un important colloque sur le
Vietnam, dans le même esprit œcuménique que le premier forum
(2)
. Furent invités trois orateurs : un catholique, M.
Philippe de Villiers, professeur à l’Institut d’études politiques et rédacteur en chef de la revue catholique
France-
Asie
, un protestant, le pasteur-ouvrier
René Rognon, pour l’Église réformée de
France, et un communiste, le journaliste lillois
André Simoëns.
Le colloque se tint le onze mars 1966 dans la même salle des fêtes des Hospices de
Tourcoing. Trois des cinq quotidiens régionaux (
La Voix du Nord
,
Nord-Eclair
et
Liberté
), présents ce soir-là, en rendirent compte dans les jours suivants.
«
Les raids aériens ont repris… Violents combats à l’ouest de
Da Nang…
A Shan est tombé : c’est la guerre du
Vietnam
– rapporta Nord-Eclair – Vendredi soir, dans la salle des fêtes des Hospices, rue de Tournai, deux-cents
tourquennois («
appartenant à des groupements politique : parti socialiste, jeunesses socialistes, parti communiste ; des mouvements philosophiques ou religieux : Ligue des droits de l’homme, Pax Christi, Fraternité protestante
» précisait La Voix du Nord)
se sont rencontrés afin de réfléchir ensemble sur ce problème. Le pasteur Pierre Curie, membre du « groupe pour la paix » dirigeait ce colloque où chacun eut la possibilité d’exprimer son opinion. Trois invités avaient à répondre à quatre questions posées par le groupe pour la paix : les causes et les objectifs de l’intervention américaine au
Sud-Vietnam, les moyens d’aboutir à la paix, l’avenir du
Vietnam, et l’action à mener en
France en faveur de la paix au
Vietnam
».
À ces questions,
les orateurs répondirent selon leur sensibilité particulière, qui fut exprimée par le quotidien
Liberté
en ces trois propositions : «
Une politique inquiétante des
États-Unis
» (
Philippe Devilliers) ; «
Le mythe de la subversion
» (
René Rognon) et «
une source de profit pour les monopoles américains
» (
André Simoëns).
Le catholique
Philippe Devilliers s’attacha à expliquer en détail le processus historique qui devait aboutir à la situation de l’époque, et ne répondit qu’à la question sur les causes et les objectifs de l’intervention américaine. «
Il base sa position
– rapporta
La Voix du Nord
–
sur l’amour de la paix et des hommes, sur le respect du droit des gens à disposer d’eux-mêmes et sur l’histoire même du conflit vietnamien.
Il a rappelé, en effet, l’attitude de
Bao Daï qui, refusant les élections libres prévues par les accords de
Genève de 1954 pour la réunification
du pays (et qu’il savait devoir lui être défavorables), instaura contre ses adversaires, qu’ils soient nationalistes, catholiques, communistes ou autres, un régime de terreur et de délation tel qu’il fut à l’origine des maquis. Puis ce fut, dans le
Sud-Vietnam, la guerre civile dans laquelle
les Américains s’immiscèrent, d’abord avec des conseillers, puis des encadrements, et maintenant avec le corps expéditionnaire le plus vaste qui ait été jamais envoyé sur un théâtre d’opérations
».
Le quotidien
Liberté
ajouta ces précisions données par l’orateur :
Philippe Devilliers «
devait dénoncer très clairement le rôle du gouvernement
Diem à la solde des
Américains et soutenu par leur monnaie dans le déclanchement de ce qu’on a appelé le « terrorisme
Viêt-Cong » dont les quatre-mille victimes de 1958 et 1959 étaient dans quatre-vingt-quinze pour cent des cas des agents de la sureté du gouvernement
Diem. Le problème
du Sud est de mettre fin à un régime. Pourtant il est un fait : dès 1930, toute l’opposition avait été achetée, sauf les communistes, c’est ce qui explique leur succès quand la lutte a repris en 1945. Seule
Hanoï représente la continuité historique du
Vietnam, et c’est
d’Hanoï que viendra la solution sur la base des accords de
Genève
».
«
Que peut gagner dans tout cela le peuple vietnamien
– poursuivit
La Voix du Nord
–
qui, après vingt ans de guerre, aspire au repos, à l’unité, à la véritable indépendance, au droit de faire sa propre démocratie, selon sa propre conception et non selon nos traditions d’occidentaux. Nous savons, en
France, ce qu’est la résistance contre l’occupant étranger ; nous avons appris en
Algérie, après maintes erreurs que les
Américains refont de leur côté, ce que veut un Front national de libération. Cela explique qu’au
Vietnam les choses n’avancent pas, qu’en dehors des villes – et encore ! – le
Viêt-Cong soit partout chez lui.
La plus forte puissance militaire du monde ne peut venir à bout des bandes qui, même aidées par les bataillons du
Nord-Vietnam, demeurent hétéroclites et presque privées de moyens. Il y a là une chose inconcevable pour la nation américaine, et surtout pour l’armée qui, à défaut de victoire, possède tous les moyens d’un écrasement total des hommes et des choses ; faire de la campagne une terre brûlée afin d’obliger les paysans survivants à se réfugier dans les villes où il sera – semble-t-il – plus facile d’assainir et de travailler politiquement et spirituellement le milieu rural. Après quoi, des élections libres pourraient avoir lieu
».
Les deux autres intervenants,
protestant et
communiste, adhérèrent plus directement aux questions posées.
Aux causes et aux objectifs de l’intervention américaine,
René Rognon répondit que les
États-Unis n’avaient pas vraiment d’objectif. «
Ils vivent
– rapporta
La Voix du Nord
–
sur le mythe de la subversion venue du
Nord et contre laquelle il faut lutter.
Ils se sont laissés embarquer dans une aventure coloniale qui devient de jour en jour plus scandaleuse, puisqu’elle peut aboutir à la destruction d’un peuple et à une véritable politique fasciste qui consiste à détruire tout ce qui refuse de se plier devant le système politique
qu’ils ont inventé
». Et le quotidien
Liberté
ajouta : «
Il n’y a qu’une puissance vexée qui s’affole, s’enrage de ne pouvoir vaincre et risque d’embraser le monde et de le détruire, puisque les moyens actuels et la bonne conscience des
Américains le permettent. Il faut prendre conscience de la gravité du choix de cette politique, car elle fera naître d’autres
Vietnam en
Amérique du Sud ou ailleurs par son caractère fasciste : comme les
nazis détruisaient systématiquement
le peuple juif, les
Américains détruisent avec application le peuple vietnamien
».
André Simoëns répondit à la question par une autre : «
À qui profite la guerre ? La présence américaine au
Sud-Vietnam fait partie d’une stratégie d’ensemble de mainmise sur
l’Extrême-Orient. La domination du
Vietnam doit assurer la « protection » des pays non-communistes comme
l’Inde et le
Pakistan. Récemment, le gouvernement américain a abaissé le niveau des impôts des fabricants d’armes et créé des « contrats d’encouragement » qui multiplient par deux les bénéfices réalisés. Alors, à la question « quelles sont les causes de la guerre ? » je réponds par une autre question : « À qui profite la guerre ? » et je donne la réponse qui s’impose d’elle-même : aux grandes sociétés qui s’enrichissent dans la guerre
».
René Rognon suggéra les moyens pour aboutir à la paix : «
dans l’arrêt des combats, même progressivement par un accord tacite ; puis le retrait des troupes étrangères préparant l’application sincère des accords de
Genève
» (
La Voix du Nord
). Pour
André Simoëns, dans «
le respect des droits fondamentaux du peuple vietnamien à l’indépendance, la liberté, l’unité, l’intégrité, définis par les accords de
Genève, constamment violés par les
États-Unis. Ceci comprend la cessation immédiate de l’agression sous toutes ses formes, la liberté pour régler ses problèmes sans intervention extérieure, et le retrait de toutes les troupes des
États-Unis et de ses satellites, dont la seule présence est une violation constante des accords de
Genève
» (
Liberté
).
Pour
l’un et l’autre, l’avenir du
Vietnam se trouvait avant tout dans des élections libres.
René Rognon souhaita «
l’élection d’un gouvernement pour la réunification
du pays
» (
La Voix du Nord
), et pour
André Simoëns, «
il faut partir du principe d’élections libres pour un gouvernement mixte où le triomphe du FNL ne fait aucun doute ; l’ouverture sur une confédération Nord-Sud n’est pas à repousser, qui aboutirait pour le peuple vietnamien au libre choix de sa voie
» (
Liberté
).
Enfin, quelle action mener en faveur de la paix au
Vietnam ? Le protestant
René Rognon appela à un désaveu de plus en plus massif de la guerre et à une véritable information. «
L’opinion publique américaine commence à être sensibilisée et à s’inquiéter d’un conflit pour lequel on ne voit guère de solution. On sait que les manifestations pacifistes sont assez nombreuses Outre-Atlantique, mais ce qui manque à la masse, c’est une information réelle sur toutes les données du problème. C’est
d’Europe que doit venir la lumière pour le peuple américain
» (
La Voix du Nord
). Opinion partagée par
André Simoëns :
«
L’opposition à la guerre au
Vietnam n’a jamais été aussi intense aux
États-Unis qu’actuellement, et elle s’intensifiera encore si des pays comme la
France s’y joignent. Toute l’opinion française est actuellement d’accord sur l’attitude à prendre face aux événements du
Vietnam, et la politique du gouvernement devrait se traduire par des actes, c’est-à-dire la reconnaissance de la
République démocratique du Vietnam
» (
Liberté
).
La Voix du Nord
fit la synthèse de ces trois interventions. «
L’unanimité s’est faite sur plusieurs points, les raisons déterminantes de ces positions étant variables selon les milieux. Tous ont été d’accord sur l’obligation impérieuse, morale et humaine, de donner au plus tôt la paix au
Vietnam. Tous ont flétri le massacre utilisé à des fins logistiques et psychologiques, et qui risque d’aller jusqu’au génocide ; unanimité contre l’argent utilisé à des fins de corruption politique, alors que les hôpitaux sont pratiquement inexistants face au nombre chaque jour grandissant des victimes innocentes. Accord complet également en ce qui concerne le risque d’extension du conflit. Mais l’unanimité la plus marquante, c’est celle du désaveu de la politique américaine au
Vietnam. À l’anticommunisme systématique des
États-Unis, les communistes répondent par un anti-américanisme, qui n’a même pas besoin d’être systématique, tant l’actualité leur apporte maintenant d’arguments dans tous les domaines : humanitaire, économique, stratégique, etc.
»
Enfin, le débat qui suivit fut brièvement récapitulé par
Nord-Eclair
: «
Des questions ont été posées. La contradiction est apparue. Mais le débat est resté serein. Il est apparu comme le fruit d’une réflexion qui a fait poser à chacune des personnes présentes la question : faut-il garder le silence ?
»
______________
(1)
Voir
la présentation du groupe pour la paix.
(2)
Voir
le compte-rendu du colloque de
Tourcoing du 21/01/1964.
1992
tc437420 : 25/07/2019