n soulignant l’origine très ancienne de ces deux doctrines qui remontent l’une à Épicure, l’autre aux mythes religieux, J.-B. Vico semble manifester une certaine complaisance.
De prime abord, il laisse croire qu’il cherche à détourner ses auditeurs de toute référence à des courants actuels ; il montre, au contraire, qu’il veut diriger leur attention par un artifice littéraire sur le matérialisme et sur la théologie de la grâce.
Se souvenant que, dans ses discours, il doit exhorter et non polémiquer, il parvient cependant à laisser entrevoir d’une manière efficace des problèmes compromettants. Qui aurait pu l’accuser d’aborder des questions périlleuses, quand il ne faisait que se rapporter ouvertement à des doctrines anciennes et universellement connues ?
Chaix-Ruy se montre sans doute très perspicace, quand il rattache ce second discours à la page de l’Autobiographie qui rapporte le premier affrontement de l’auteur au problème de la grâce : « Or, ces études sur le Droit romain l’ayant conduit à étudier les dogmes, voici qu’il se trouve placé au juste milieu de la doctrine catholique de la grâce, en particulier sous l’influence de la lecture d’un livre de Richardus, théologien de la Sorbonne, qu’il avait fort heureusement emprunté à la librairie de son père. Ce théologien, qui utilise la méthode géométrique... démontre que la doctrine de Saint Augustin occupe le juste milieu, également éloignée des deux extrêmes, à égale distance de la doctrine calviniste et de celle de Pélage » (6).
Or quel était ce juste milieu ? Pour Chaix-Ruy, il est l’affirmation que « le péché n’a pas rendu l’homme totalement aveugle, il l’a plongé dans d’affreuses ténèbres », où « une tremblante lueur brille encore », et d’où il sera délivré par la grâce (7).
Ces affirmations, quoique justes, ne précisent que d’une façon générique l’option prise par notre auteur dans la célèbre controverse. Est-il possible d’en dire davantage ? Il n’est pas étonnant qu’un jeune humaniste tel que Vico se soit senti attiré par un problème théologique, au moment même où il avait décidé de poursuivre des études classiques.
En effet, tous les grands esprits de la Renaissance, de Valla à Érasme, s’étaient mesurés à ce problème, pour justifier la dignité de l’homme qui semblait s’opposer au dogme de la grâce. Il est aussi possible d’affirmer qu’ils sont tous parvenus à une conciliation, moins aidés par les textes d’Augustin invoqués par tous, que par l’interprétation polyvalente donnée par Thomas d’Aquin.
Trois principes fondent la base de la pensée thomiste sur cette question : d’une part, le péché n’a pas corrompu la nature au niveau de ses premiers principes et des propriétés de ses facultés, mais seulement dans celui du libre arbitre (8) ; d’autre part, en rapport à cet acte, la grâce est nécessaire (grâce opérante) (9) ; enfin, cette grâce opérante, comme toute action de la cause première, laisse la volonté libre et souveraine (10). En d’autres termes, l’efficacité de la grâce est cause de la liberté de ce vouloir, qu’elle détermine.
Toutefois, la question n’est pas résolue. Thomas d’Aquin ressemblait à ces mathématiciens qui donnent la solution des problèmes par des formulations algébriques en laissant à d’autres le soin de les vérifier. D’où la controverse des écoles qui recoururent à ces distinctions que le maître avait précisément voulu éviter.
Pour prouver l’axiome thomiste, la scholastique n’avait d’autre moyen que d’avancer le principe d’opposition entre acte et puissance. Thomas d’Aquin avait affirmé que l’homme ne passe à l’acte que par l’efficacité de la grâce opérante (11). L’enjeu philosophique du problème reposait sur la possibilité de concevoir une forme qui fût à la jonction de la puissance et de l’acte, déterminée en même temps que discriminante.
Pour n’en rester qu’aux courants prédominants, l’école thomiste a bien affirmé la thèse de son maître, bien qu’elle n’ait pas su la prouver, incapable de définir cette puissance à double polarité. Traitant de la volonté, les commentateurs la décrivent passive.
Mais les Jésuites, qui ont cherché à définir métaphysiquement la jonction entre la puissance et l’acte postulée par le problème, ont apporté un élément nouveau. Entre « l’être en puissance », qui ne se réalise que dans un acte extérieur, et « l’être en acte » se situe, pour eux, « l’être en puissance d’acte », qui est une puissance active. Puissance, parce qu’elle n’a pas encore réalisé l’acte ; active, parce qu’elle a le pouvoir de le réaliser. Reprenant le problème de la grâce, ils ont préféré parler d’une grâce suffisante à rendre la faculté apte à produire son propre acte, plutôt que d’une grâce efficace visant à traduire en acte la volonté.
En abordant le problème de la liberté et de la grâce à partir du jansénisme, J.-B. Vico a dû traverser les labyrinthes des écoles. S’est-il égaré comme, quelques années auparavant, au contact de la logique nominaliste (12) ? Richardus l’a aidé à s’en écarter en lui indiquant le chemin du juste moyen et en lui offrant la possibilité d’échapper aux extrêmes condamnés par l’Église (13).
Vico se sentait en effet moins concerné par les distinctions des écoles que par les deux extrêmes, calvinisme et pélagianisme ; les deux écoles thomiste et moliniste s’accusaient réciproquement de retomber, l’une dans le calvinisme, l’autre dans le pélagianisme.
De son propre aveu, Vico voulut éviter de tomber sur ces deux écueils. Cependant, comme attiré par un mystérieux abîme, il s’orienta vers une solution qui tout à la fois l’en rapprochait et l’en écartait. Il ne pouvait pas considérer le calvinisme et le pélagianisme avec désintéressement. En dépit de l’aversion qu’il portait à Calvin, principalement à cause de sa thèse de la corruption radicale de la nature (14), il ne pouvait pas rester insensible à la primauté que le Réformateur donnait à Dieu. D’autre part, il n’ignorait pas que les humanistes étaient considérés par la Réforme, comme par la Contre-réforme, comme de véritables pélagiens, en raison de l’affirmation de principe de la liberté et de la divinité de l’homme. Le calvinisme et l’humanisme lui étaient donc plus proches que la théologie des écoles. Il trouva la façon de les concilier dans la notion d’alliance.
Le foedus, créateur d’une liberté et d’une obligation constitutives de la nature humaine, éclaire cette notion : il n’offre pas une dignité par surcroît, elle constitue l’être même de l’homme. La nature est ainsi une grâce.
J.-B. Vico s’est dégagé de l’antithèse entre nature et surnature qui rendait captive la compréhension de Dieu et de l’homme. À la suite de Pic de la Mirandole, il pouvait affirmer contre Calvin que l’homme n’a pas de nature. Toute la corruption que manifeste son comportement n’affecte pas une nature idéale, car celle-ci est précisément une grâce. La possibilité de vivre en homme est celle-là même que Dieu lui octroie pour devenir dieu. Contre les humanistes, il pouvait cependant affirmer que la liberté n’est pas antérieure à l’alliance. Le libre choix de l’homme n’est que l’acte d’une possibilité opératoire donnée par grâce. À la différence de celle des autres créatures, l’existence de l’homme est théologique.
En se référant à des textes hermétiques, Pic de la Mirandole s’était exclamé « Magnum, O Asclepi, miraculum est homo » (15). Dans son premier discours, Vico s’était efforcé de substituer le mot simulacrum au mot miraculum, cherchant ainsi à définir l’homme par la seule analogie. Le problème de la grâce semble lui avoir fait reprendre le texte et y découvrir dans l’homme une relation de similitude avec Dieu, fondatrice d’un rapport d’analogie (16).
Cette conception explique aussi l’orientation prise par l’entreprise vichienne, se définissant comme une théologie. La Science nouvelle cherchera à comprendre l’homme dans l’analyse de son propre langage, dont l’origine est la parole de Dieu. Toutefois, celle-ci n’est pas liée à des livres ni soumise à une confession : elle est commune à tous les peuples, écrite par l’imagination populaire avant d’être transmise par des signes ; elle sera marquée par la praxis historique avant d’être confiée au langage. L’opposition entre théologie naturelle et théologie de la parole est ainsi dépassée. La nature de l’homme est la parole de Dieu elle-même. C’est pourquoi cette philosophie ne sera pas troublée par le problème de la foi et des œuvres : la première œuvre de l’homme étant cette poésie mythique, qui est elle-même parole de Dieu.