es paroles avaient suscité l’enthousiasme. Les disciples, découragés et angoissés d’avoir été séparés si tragiquement de Jésus, venaient de découvrir le Christ qui, sublimant la souffrance et la mort de Jésus, se montrait plus puissant que ses bourreaux.
Par le Christ, ils avaient le sentiment d’être remis de leur déception et lavés du scandale provoqué par le refus de Jésus de donner un signe. Dispersés, méprisés par les ennemis de Jésus qui les avaient totalement ignorés, ils sentaient l’heure de leur revanche proche. Mais Salomé et moi restions repliées sur nous-mêmes : le discours de Jean, et surtout celui de Pierre, nous semblaient un tour de prestidigitation. Ce Jésus, en qui ils reconnaissaient le Christ, ne pouvait être celui que nous avions aimé. Nous sommes restées blotties l’une contre l’autre, yeux clos et oreilles couvertes de nos cheveux, pour ne rien voir ni entendre, cherchant en notre cœur l’image de celui que nous avions perdu.
- Hé, mes sœurs ! Dormez-vous ? S’est écrié Pierre. Peut-être êtes-vous tristes de n’avoir pas pu oindre le corps de Jésus ? Attendez demain ! D’ailleurs, Dieu l’accomplira lui-même quand il glorifiera son Serviteur.
- Nous ne dormons pas, Pierre, mais nous voudrions bien ! Quant à l’onction, tu es plus impatient que moi que Dieu glorifie Jésus de ses souffrances en le déclarant Christ, « son oint ». Moi, je te dis que Dieu a déjà oint Jésus !
- Quand ? Que je sache, Jésus n’a jamais prétendu être l’oint de Dieu, mais seulement un prophète et un serviteur. Pourquoi aurait-il fait une exception avec toi ?
- Ce n’est un secret pour personne : il fut oint en présence de tout le monde, nous en sommes tous témoins.
- Mais par qui ? Quand avez-vous vu un ange de Dieu, ou un prophète, venir oindre Jésus comme cela fut fait pour Samuel, David, Aaron et les grands-prêtres ?
- Jamais ! Ont-ils répondu à l’unisson.
- Vous avez la mémoire courte, frères. Moi-même, je l’ai déclaré Christ de Dieu quand j’ai baigné son corps de mes larmes, l’ai essuyé avec mes cheveux et l’ai parfumé de nard. Trois fois déjà : chez Simon, à Béthanie et sur la croix ! Aujourd’hui ce sera la dernière, avant qu’il aille rejoindre Dieu parmi ses pères.
- Quel rapport entre cette onction, signe d’amour et de repentance, et celle qui fait de Jésus le Christ du salut ? Tu déraisonnes, Maria, tu fais de Jésus un objet de mépris et tu nous scandalises !
- Vous vous scandalisez facilement, frères, mais par lâcheté vous vous êtes cachés dans la foule au moment de son agonie. Vous avez eu honte qu’une femme oigne les pieds ensanglantés de votre Maître ? Certes, vous n’avez pas réagi comme Judas, qui l’a haï jusqu’à trahir, mais vous oubliez que Jésus a fait de son amour pour moi la parabole du message du Royaume des cieux. Pensez-vous que j’aurais pu agir ainsi seulement parce qu’il aurait manifesté quelque égard à l’endroit d’une femme ? N’étais-je pas à ses yeux Ruchama, qui accomplissait en parabole le mariage d’Osée et de Gomer, pour déclarer l’alliance d’amour de Dieu avec son peuple ? Pourquoi l’acte de Dieu se révélant comme époux et amant n’a-t-il pas été pour vous un scandale plus grand ? Peut-être pensez-vous que Jésus m’a épousée sans amour, seulement pour jouer la parabole ?
« Hommes sans intelligence et lents à comprendre, encore victimes de l’orgueil du mâle, qui refusez à la femme la dignité de fille de Dieu, vous avez renié Jésus, plus sournoisement que Judas ! Vous lui déniez son histoire, qui ne serait pour vous que le déguisement sous lequel le Christ masquerait sa personnalité divine. Sa naissance bâtarde, son travail, la recherche douloureuse de son identité, son amour pour une femme, sa lutte entre le désir de vivre et l’obéissance à la volonté de Dieu, bref sa vie d’homme, n’auraient été qu’un voile trompeur, lui permettant de vivre parmi nous incognito. Il s’est bien moqué de vous, qui le côtoyiez chaque jour, pour que vous ne vous soyez pas aperçus qu’il jouait une comédie divine ! Je rejette votre Christ, qui n’est pas Jésus, en qui Dieu a été amour. Je préfère Judas, qui l’a trahi ouvertement et franchement, à vous qui, après sa mort, voulez tuer sa vie en moi.
- Maria, m’a dit Jean, je comprends ton amertume. Au début, nous avons été scandalisés par ton acte, puis Dieu nous a réconciliés dans le même sentiment d’amour que le tien. Il nous a fait comprendre que ta première onction de Jésus était la prophétie de celle qu’il devait recevoir de Dieu, et qui le consacrerait tout ensemble victime sacrifiée et médiateur pour les péchés du monde.
- Pour moi, mon geste n’a pas été le signe de l’onction de Dieu sacrant Jésus médiateur, mais celui de l’alliance de Dieu avec les hommes. L’amour qui m’unissait à Jésus en était la parabole : j’ai représenté le retour des hommes à Dieu dans le don d’eux-mêmes et Jésus, recevant cette onction, a exprimé la réponse de Dieu à ce don ; elle est le signe d’un événement qui dépasse celui qui l’a donnée comme celui qui l’a reçue.
« Pourquoi devrions-nous avoir recours à une autre, quand l’amour de Dieu s’est accompli par la première ? Pourquoi Dieu aurait-Il transformé la mort de Jésus en sacrifice expiatoire, alors qu’Il n’a mis d’autre condition à son alliance d’amour que le sacrifice du cœur ? En donnant à la mort de Jésus le sens d’un sacrifice expiatoire, tu renies Dieu comme père et tu reviens au Dieu de justice ; tu remplaces, dans le cœur des hommes, l’amour par le devoir et la crainte. Jésus ne serait plus le Serviteur de l’Éternel, premier né de la nouvelle alliance où tous les hommes sont fils de Dieu, mais un faux prophète, usurpateur du pouvoir de pardonner les péchés ! N’est-ce pas de cela aussi que les pharisiens l’ont accusé ?
- Maria, tu forces le raisonnement ! Pourquoi, dans le sacrifice expiatoire de Jésus, Dieu ne montrerait-il plus un amour paternel, offrant aux hommes leur pardon ? Jésus peut-il être accusé d’usurper le titre de fils de Dieu, si Dieu Lui-même le déclare tel parce qu’il a été un serviteur obéissant jusqu’à la mort ?
- Si Dieu avait dû offrir son pardon aux hommes à travers l’expiation de Jésus, il aurait satisfait à la justice qui exige, pour l’abolition du péché, la mort du pécheur ! Son pardon n’aurait été que la victoire de sa vengeance, et non celle de son amour. Celui qui aurait envoyé Jésus n’aurait pas été le Père, mais le Dieu de la Loi, que Jésus a renié dans ses paroles et dans la souffrance de la croix. Rappelle-toi : pendant son agonie, nous avons vu les signes de la mort de Dieu ; Jésus luttait contre Dieu, le Dieu de la tradition juive, qui avait incité les grands-prêtres à le condamner et Judas à le trahir.
« Cette lutte a été capitale, pour que soit révélé au monde le visage du Père. En mourant ainsi, Jésus a prouvé au monde entier que Dieu aime au-delà de toute exigence de justice, de toute valeur compensatoire par les rites et le sacrifice. Jésus n’a pas accepté sa mort comme sacrifice expiatoire, mais comme accomplissement d’un amour qui lui rendait la dignité de fils de Dieu. Il n’a pas aimé parce qu’il était fils de Dieu, mais l’est devenu parce qu’il a aimé son prochain comme un frère ; sa vie et sa mort ont été la parabole de ce devenir. Mon onction n’a pas été que le signe de sa mort prochaine, mais le geste qui a scellé cette mort comme l’accomplissement d’une vie livrée à l’amour.