ico ne pouvait trouver de parole plus adaptée aux besoins de son temps que le message pichien. En effet, le divorce entre philosophie et philologie dénoncé par Pic de la Mirandole était consommé. Les deux branches du savoir progressaient désormais séparément, fondées chacune sur ses propres évidences : la philosophie sur la résolution analytique, la philologie sur les preuves de la documentation et de l’expérimentation. Elles avaient cependant en commun un même esprit : la reconnaissance de la raison comme norme unique du savoir. L’événement conduisait sans doute à une conséquence bouleversante pour la culture, qui parvenait à une nouvelle Weltanschauung sur la base du critère cartésien d’évidence. La rupture avec les Anciens ne constituait plus un problème, mais devenait un mot d’ordre, un style de vie, le signe de reconnaissance d’une modernité désormais acquise.
Pourtant, philosophes et philologues n’avaient pas su échapper au piège dans lequel étaient tombées les écoles au temps de Pic de la Mirandole, je veux dire le dogmatisme. Recherchant la raison, chacun connaissait en effet la tentation de prendre pour vérités ses propres opinions. Le critère de vérité devenait la justification de l’arbitraire. Vico pouvait ainsi adresser aux cartésiens le même reproche que les humanistes aux écoles des philosophes : ils étaient devenus des dogmaticiens par excellence (4).
La cible visée par ce discours est moins la méthode cartésienne en soi que l’esprit critique qu’elle a suscité dans la culture. Vico ne pense pas à des courants déterminés, mais à la tendance générale du siècle, principalement chez les jeunes, dont les jugements n’étaient motivés que par le plaisir de la contradiction. On dira « non » quand les autres diront « oui » ; on affirmera ce que les adversaires ou les auteurs nieront.
Pour une meilleure compréhension, je traduirai un passage qui, bien que postérieur à ce discours, appartient à la même période : « Dans ces derniers temps, l’ordre de la pensée a été renversé, parce qu’on a remplacé le vrai par le probable. Le mot démonstration a été si déprécié qu’il a même été employé pour désigner des argumentations plus apparentes que probables... Le plus grave : un scepticisme vient d’apparaître qui, sous le semblant de la vérité, transforme en système toute opinion particulière. Ainsi, plus rien n’existe qui puisse accorder et relier les connaissances. C’est le vice déjà signalé par Aristote (Rhét. 1121) chez les personnes de courte intelligence qui expriment les faits particuliers par des axiomes généraux. Sans doute sommes-nous redevables à René d’avoir voulu que le jugement personnel soit critère de vérité, car c’était une servitude trop avilissante que de se fonder uniquement sur l’autorité... Mais qu’il n’y ait rien d’autre que le jugement personnel, et qu’on ne doive se servir que de la méthode géométrique, c’en est trop ! » (5).
L’ambiguïté de l’expression « jugement personnel » (proprio sentimento) chez Vico exprime, à mon sens, le glissement qui, dans l’esprit critique du siècle, s’était opéré, passant de l’évidence objective à la certitude subjective. Plus tard, Vico accusera même Descartes de cette confusion.
Pour l’instant, il se contente de pousser cette critique subjective jusqu’aux conséquences ultimes de l’absurde. S’il est vrai qu’il faut se fier à son propre jugement jusqu’à en renier ce qui appartient aux autres, pourquoi respecter alors les canons de la critique littéraire, et ne pas associer par exemple Cicéron à Asinius ou Tite-Live à Caligula ? Qui nous empêcherait de considérer les personnages de Plaute comme parasitaires, ceux de Térence comme des philosophes ? On pourrait se comporter de la même façon en philosophie, si celle-ci ne reconnaissait d’autre critère que l’opinion personnelle. On pourrait impunément affirmer que Platon est un écrivain de fables, accuser Zénon de vanité, écrire que Démocrite et Épicure sont des hommes charnels, et considérer Descartes comme « un poétastre de la nature ».
Si ce comportement est faux, il convient que nos appréciations soient fondées sur une connaissance réelle des auteurs et des écrits. Il faut aussi être honnête à l’égard des auteurs, en reconnaissant leur valeur et leur contribution propre. La critique ne doit jamais rompre la communion que l’alliance de Dieu a instituée entre les intellectuels. Il ne faut pas porter atteinte à l’humanitas. Si la bona fides est requise dans les relations sociales et économiques, à plus forte raison dans la communication de la pensée.
La pensée vichienne est ici très proche de celle de Pic de la Mirandole. Comme ce dernier, Vico pense que la philosophie n’a pas d’existence en soi, mais dans le discours de ceux qui la professent : elle n’existe qu’historiquement, par l’histoire de la philosophie. Dans cette histoire, chaque philosophe apparaît porteur de sa propre contribution : Platon, la découverte des idées ; Aristote, le développement de la rationalité logique ; Démocrite, les principes de la matière.
Quant à Descartes, « il a porté ses recherches d’une façon admirable et nouvelle sur les mouvements des corps, les passions de l’âme et l’optique ; dans le même temps, il a médité sur le principe de la vérité. Il fut le premier à appliquer la méthode géométrique en physique, devenant ainsi philosophe sans prendre exemple sur les autres philosophes » (6).
Ce n’est pas la première ni l’unique fois que Vico se livre à la reconnaissance loyale du génie de celui qu’il a considéré comme son plus grand adversaire. Sa méthode à caractère historiciste, empruntée à Pic de la Mirandole, n’est pas démentie, même en face du cartésianisme, au moment même où elle porte sur lui un regard critique.